art
Elle prit le crayon à pointe d'argent
Et lui ordonna de glisser sur la blanche surface mate, Son
pays. Il traça
Et créa des montagnes.
Des montagnes pelées, fronts nus de sommets aux arêtes pierreuses,
méditant sur le désert;
Enveloppés,
Leurs corps s'estompaient, disparaissaient derrière le blême cocon D'un
nuage.
Ainsi pendait le tableau sur fond de gouffre noir, et
des gens le regardaient.
Et ces gens disaient:
« Où est l'arôme ? Où est le jus, l'éclat saturé ?
Où le vert luxuriant des prairies, jaillissant plein de vigueur Et
le rouge brun du récif cramoisi, où sa sourde
tristesse grise ?
Pas un faucon aux aguets pour l'ébranler, pas un berger ici pour flûter.
Jamais ne tintent avec fracas dans le bleu plus suave du soir les cornes
joliment élancées de chèvres sauvages.
Sans couleurs, sans âme, sans voix est tout cela qui ne nous parle pas.
Passez votre chemin. »
Mais elle s'arrêta et se tut.
Petite, inaperçue, elle s'arrêta dans la multitude et se tut. Seule son épaule tressaillit, son regard fondit en larmes. Et le nuage que l'esquisse de sa main avait fait s'envoler Descendit et l'enveloppa, la souleva et l'emporta
Jusqu'à la crevasse de ses montagnes pelées.Un guetteur,
À qui deux basilics vert bronze tressaient une couronne, Se leva dans la pénombre, rougeoya et s'inclina pour la
saluer.
Art clôt le cycle de dix-sept poèmes « Mondes » composé en 1937 par Gertrud Kolmar (1894-1943). L’édition Seghers (2001) restitue l’agencement des poèmes tel qu’il avait été prévu par la poète, au contraire de l’édition allemande. Le traducteur, Jacques Lajarrige, précise dans sa postface à l’ouvrage :
« L'affirmation de l'artiste sous les traits de la femme peintre et poète complète l'élévation dans une sphère supérieure. S'inspirant là encore de la tradition picturale chinoise (monochromie, motif de la montagne, accentuation de la dimension verticale), le poème Art transpose en vers une anecdote racontant qu'un vieux peintre rejoint le tableau qu'il vient d'achever. En se fondant littéralement dans le décor de la toile surgie de son pinceau, il peut en devenir un élément discret, mais ineffaçable. Face à la déréliction de l'amante trahie, en résistance aux sombres heures de l'histoire présente, Kolmar montre ici la voie d'une possible échappée qui permet encore d'affirmer une identité propre et de survivre malgré tout quand tout autour de soi la vie est inexorablement bafouée. »
On peut présumer que Jacques Lajarrige fait ici allusion à Wang-Fô, le héros d’une des « Nouvelles orientales » de Marguerite Yourcenar.
***
La traduction de l’œuvre de Gertrud Kolmar en français est
récente :
soit
deux romans :
Susanna (Farrago, 2000)
La mère juive (Farrago, 2003)
un recueil de Lettres (Bourgois, 2001
)
et les poèmes de Mondes chez Seghers (2001),
Susanna, La mère juive, et les Lettres viennent d’être repris en
« poche » chez Bourgois : collection Titres, 2007
Deux études universitaires dans Quatre poétesses juives de langue allemande aux éditions du conseil
scientifique de l’université de Lille III (2003), sont des plus précieuses pour
aborder la « poétologie » de Gertrud Kolmar.
Brièvement disons que née au sein de la bourgeoisie juive assimilée, Gertrud Chodziesner (Kolmar est le nom allemand de la ville natale, Chodziesen en Poméranie), sera marquée autant que son cousin germain, Walter Benjamin, par l’influence de leur grand-mère maternelle. Elle aura une formation d’éducatrice et obtiendra les diplômes en langues qui lui permettraient d’enseigner les langues anglaise et française et dans lesquelles elle lira les poètes (par exemple Milton, Valéry). Elle sera passionnée par la révolution française et attachée au personnage de Robespierre. Après la Nuit de cristal, elle refusera d’émigrer et d’abandonner son père. A cet égard les lettres de cette période à sa sœur Hilde réfugiée en Suisse sont un modèle de résistance par l’understatement.
Pour ce qui est de Mondes, Patrick Kéchichian écrivait en
2001 :
Les dix-sept longs poèmes de Mondes
ont été écrits un an plus tôt. Là non plus, les événements ne sont pas
directement évoqués. La richesse des images, le recours à des univers
exotiques, mais en même temps le sentiment d'urgence et de danger apparentent
Kolmar aux grands expressionnistes, à Trakl, ou encore à Else Lasker-Schuler.
Gertrud Kolmar disparaîtra à Auschwitz en 1943, un an après son père.
Ressources : Gil Pressnitzer sur Esprits nomades, offre un dossier conséquent.
Contribution et notes de Ronald Klapka
Compléments :
Gertrud Kolmar est née le 10 décembre 1894 à Berlin et elle est morte en mars 1943 à Auschwitz.
Ses œuvres en
allemand :
Gedichte, Berlin 1917
Preußische Wappen, Berlin 1934
Die Frau und die Tiere, Berlin 1938
Welten, Berlin 1947
Das lyrische Werk, Heidelberg [u.a.]
1955
Das lyrische Werk, München 1960
Eine Mutter, München 1965
Briefe an die Schwester Hilde,
München 1970
Susanna, Frankfurt am Main, 1993; auf
2 CD Berlin: Herzrasen Records, 2006
Nacht, Verona 1994
Briefe, Göttingen 1997
voir aussi une belle page sur le site de l’éditeur Christian Bourgois
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