Lire Marguerite Duras, c’est un peu comme prolonger un moment d’émerveillement qui survient parfois pendant une période de repos, lorsque le temps devient palpable, quand il se matérialise dans un espace invisible mais dont la présence acquiert une force d’évidence.
J’avais obligé Marguerite Duras à faire le voyage avec moi. Je l’avais posée sur un meuble à Bucarest. Je l’ai glissée de nouveau dans ma valise au retour sans lui avoir dit un mot.
J’en parle comme d’un être humain dans la mesure où je ressens vraiment physiquement la lecture de « L’après-midi de Monsieur Andesmas », comme si pendant quelques jours un vieux monsieur s’était substitué à mon corps, dans un fauteuil en rotin placé sur une terrasse d’où on domine le son que font les humains quand ils donnent cours à leurs passions.
Marguerite Duras m’a offert cet instant de grâce où le vieil homme que je suis est devenu un vieux monsieur qui ne perçoit plus le monde que par effluves et s’est depuis longtemps résigné à ce que l’attente anime sa vie, mieux que la visite elle même, mieux qu’un incident.
Les éditions Gallimard ont réédité en tirage limité dans la collection l’Imaginaire ce petit livre à couverture blanche qui enferme également un CD restituant les entretiens que l’écrivain accorda en 1974 et en 1980 à Viviane Forrester et Jean-Pierre Ceton. Un temps où la voix était encore lumineuse, et portée par l’intelligence qu’elle gardera jusqu’aux dernières heures, même si les excès de quelques drogues la rendirent plus rauque.
Ce petit livre et ce grand texte datent de 1962. La couverture ne porte pas d’indication de catégorie. Ce peut être un roman à lire à haute voix aussi bien qu’une pièce de théâtre intimiste, qui pourrait être chuchotée et s’accompagner de didascalies nombreuses qui permettraient de situer les personnages.
« Il déboucha du chemin sur la gauche. Il arrivait de cette partie de la colline complètement recouverte par la forêt, dans le froissement des petits arbustes et des buissons qui en marquaient l’abord vers la plate-forme. C’était un chien roux, de petite taille. Il venait sans doute des agglomérations qui se trouvaient sur l’autre pente, passé le sommet, à une dizaine de kilomètres de là…. »
Un événement minuscule qui semble pourtant comme l’arrivée d’Oreste ou de Médée.
Et bien d’autres événements de cet ordre surviendront encore pendant cent pages où le vent s’agite par petites touches, où la musique et les chants montent, comme étouffés.
Une petite fille, puis une femme, sorties de l’ombre ou sorties du bois, ou venues d’on ne sait d’où. Dans l’attente de celui qu’on ne verra pas. Un Godot à figure d’entrepreneur, d’amant peut-être, de suborneur, de traître.
Et entre ces êtres qui se frôlent à se toucher, mais ne font que se caresser ou se battre dans une certaine langueur abstraite et lointaine, détachée, survient une sensualité surprenante.
« Elle repart à nouveau vers le chemin de cette démarche qui est la même que celle de sa petite fille un moment avant, légère, un peu de travers, les jambes seules se mouvant sous le corps droit, sans effort. Et une nouvelle fois, même au plus profond de sa vieillesse, M. Andesmas peut apercevoir encore, assourdies, moribondes, mais reconnaissables, les raisons qu’on aurait eu de l’aimer. C’est une femme qui ne peut se soustraire à recevoir dans son corps tout entier ses humeurs passagères ou durables. Que celles-ci soient languides, douces, cruelles, les façons de son corps le deviennent aussitôt, à leur image. »
Là où en effet il n’y a plus d’âge. Quand la vie devient une somme et qu’il suffit d’ouvrir un tiroir ancien ou de laisser aller le souffle qui traverse les rideaux pour troubler la surface de l’eau.
Le mystère Duras : La sensualité dans le presque rien, dans l’indicible qui devient comme la réalité rêvée de la silhouette d’un ange.
Portrait de Marguerite Duras. Image, Guidu Antonietti di Cinarca.