L’exposition au Jeu de Paume (jusqu’au 4 janvier) étant quasi identique à celle du V&A Museum de Londres il y a un an, je reprends ici à peu de choses près le billet alors mis en ligne
Lee Miller fut sans le moindre doute une femme extraordinaire. Sa beauté, d’abord était étonnante, depuis son plus jeune âge jusqu’à ses 70 ans : une beauté pure, altière, sculpturale. Les hommes tombaient sous son charme, Man Ray, Picasso, Robert Penrose et tant d’autres. Elle eut cent vies, fut modèle, photographe, journaliste. Elle connut le tragique (un viol à 7 ans, la mort soudaine de son petit ami sous ses yeux à 18 ans) et le joyeux. Elle navigua entre le surréalisme, la mode, la guerre et tant d’autres mondes. Elle co-inventa, avec Man Ray, la solarisation, et, en plus, réalisa elle-même l’installation électrique de son studio (!).
Il y a ici des photos d’elles qui sont drôles, qui mettent en scène, qui sont des clins d’œil amusants. Ainsi d’un déjeuner sur l’herbe où elle-même, Nusch Eluard et la maîtresse antillaise de Man Ray exhibent leurs seins blancs aux côtés de leurs hommes. Il y a aussi de jolies anecdotes comme quand elle prend un bain dans la baignoire d’Hitler à Munich (ci-contre, photo de David Scherman, 1945). Il y a les photos tragiques d’une reporter aguerrie, bien que les camps de concentration, qu’elle fut une des premières à photographier, ne soient pas montrés ici. Il y a des photos soigneusement mises en scène, comme le triangle d’ombre de la grande pyramide projeté sur un paysage égyptien. Il y a beaucoup de photos people, des gens célèbres, acteurs et femmes du monde, mais rares sont les portraits qui semblent révéler la vérité profonde du sujet ; celui de Dora Maar avant que Picasso ne la détruise, peut-être. Quant à ses autoportraits, ils sont trop jolis, trop pomponnés, trop mis au service de son extraordinaire beauté pour vraiment convaincre; ses portraits par Man Ray (en haut et ci-contre, 1930) ou par Steichen (sous un chapeau de paille, à 21 ans) sont autrement véridiques. Mais Lee Miller est-elle une grande photographe ? Au-delà de l’anecdotique, du joli, du frappant, a-t-elle fait des photos qui marquent l’histoire, qui vous accrochent au premier regard, qui appartiennent au panthéon de la photographie ? Il me semble que oui, parfois, mais parfois seulement. Pas après 1945, période peu représentée ici ; ni pendant la période où, à New York, elle fait essentiellement des photos commerciales pour Vogue et autres. Mais à deux moments de sa vie. D’abord quand, révélée par Man Ray, elle s’affirme comme photographe surréaliste. Ce ne sont pas tant ses nus ou ses montages qui me plaisent alors, mais surtout ses photos simples d’objets ordinaires, comme ce Goudron (ci-contre, 1930; cliquez). Mais c’est surtout en Egypte que, paradoxalement, son art s’épanouit, alors qu’elle a quitté New York en « ayant marre de la photo ». Cette période de sa vie est moins connue. Elle découvre le pays de son mari, voyage dans le désert et elle y réalise de superbes photos de dunes et de monastères aux lignes épurées et aux courbes sensuelles (ci-contre, 1935/39; cliquez), comme une sculpture de Giacometti, comme une esquisse de Le Corbusier. Elle est à l’aise avec la simplicité des formes, avec la pureté des lignes, avec le jeu de la lumière. Ces petits tirages, rarement montrés, sont époustouflants. C’est à cette époque (1937) que, dans l’oasis de Siwa, où flotte encore l’esprit d’Alexandre, elle fait cette photo, Portrait of Space. C’est une vue du désert à travers la fenêtre d’une cabane en mauvais état ; la moustiquaire est déchirée. Un cadre a été ménagé pour accéder à l’extérieur (pour fermer les volets ?) sans défaire la moustiquaire, permettant une autre vision. Au loin deux falaises rompent la ligne d’horizon, créant comme une tension électrique ; au premier plan, dehors, une zone plus calme, plus blanche, plus civile est délimitée par une rangée de cailloux. C’est une photo remarquablement composée, équilibrée, pleine de tension, révélant une autre réalité inatteignable. Ce fut l’inspiration du Baiser de Magritte (plus bas)*. Je ne connais pas assez la vie de Lee Miller (et ses biographies sont plutôt des hagiographies) et je ne sais quelle influence sa vie eut sur son travail. Je m’avance sûrement trop en disant que Man Ray l’a révélée, que son mari, Aziz Eloui Bey, lui a permis de s’épanouir, mais que sa vie avec le peintre Roland Penrose, à partir de 1937, alors qu’elle se réintroduit dans les cercles artistiques européens, devenue Lady Penrose, ne correspond pas à sa période de plus grande créativité artistique. Cette exposition montre quelques pépites géniales au milieu de photographies simplement « intéressantes ». Ce qui serait dangereux (comme pour elle, à mon avis) serait de se laisser aveugler par les rebondissements de sa vie extraordinaire sans s’interroger sur son réel talent, au risque de déplaire.* Merci à celle, passionnée de Lee Miller, qui me mit sur cette piste.
Photos de Lee Miller (4, 5 et 6) copyright Lee Miller Estate. Photos 1 et 3 de Man Ray, copyright ADAGP/ Man Ray Trust; seront ôtées du blog à la fin de l’exposition, mais restent visibles ici et ici. Photo 2 de David E. Scherman (Lee Miller Archives). Photo 7, René Magritte, Le baiser, 1938, Musées Royaux, copyright ADAGP; sera ôtée du blog à la fin de l’exposition, mais reste visible ici.