N'ayant pas la légitimité académique, en dépit d'études d'histoire passées et présentes, pour contester cette analyse, je me suis toujours gardé de le faire ici.
Légitimes objections
Pourtant, et bien qu'ayant suivi, il y a quatre ans, un cours d'histoire religieuse où elle était assénée comme une vérité indiscutable, l'idée selon laquelle l'Occident devrait son héritage grec à l'Islam a toujours été, pour moi, la source de nombreuses objections d'ordre logique. Si l'Occident doit son corpus scientifique grec à l'Islam, comment expliquer que la première civilisation ait su se l'approprier pour engendrer la science moderne, tandis que la seconde l'a rejeté comme étant impie, provoquant ainsi son propre déclin ? Si le monde arabo-musulman médiéval était si supérieur à l'Occident chrétien d'alors, comment expliquer, de la même manière, que le premier ait périclité à la fin du Moyen-Âge, tandis que le second ressurgissait, pour étendre, du début des Temps Modernes à nos jours, son modèle de civilisation au monde entier ?
C'est donc avec intérêt que j'ai pris le temps de lire le livre de Sylvain Gouguenheim, de le méditer, de l'assimiler. Le professeur à Normale Sup' répond aux objections précitées, ainsi qu'à bien d'autres. Il leur répond pour les valider.
Entreprise de démolition d'idées reçues
Car que dit Gouguenheim ? Que l'idée selon laquelle l'« Occident a découvert le savoir grec au Moyen-Âge, grâce aux traductions arabes », est fausse. Que l'Europe , qui avait conservé et copié dans ses monastères nombre de manuscrits grecs, pour des raisons religieuses évidentes (les Évangiles n'avaient-elles pas été écrites en grec ?), a toujours maintenu ses contacts avec le monde hellénique, citant le cas de Jacques de Venise, érudit hellénisé ayant consacré ses travaux au Mont Saint-Michel à la traduction d'Aristote, bien avant que les traductions arabes ne parvinssent en Europe. Que ces traductions ne nous sont d'ailleurs souvent parvenues qu'en raison des conquêtes ou reconquêtes de terres par les Européens à la faveur des Croisades ou de la Reconquista, ou de la fuite des chrétiens d'Orient devant l'avancée des armées arabes, et non en raison d'un « dialogue des cultures » fantasmé. Que l'Empire romain d'Orient a joué un rôle éminent dans la transmission de l'héritage grec. Que les traducteurs arabes étaient bien souvent des chrétiens, les Syriaques. Qu'enfin, et surtout, l'« Islam des Lumières » d'Averroès et d'Avicenne doit être tempéré par le fait que ces savants ne parlaient pas le grec, et qu'ils ont appliqué à la science aristotélicienne les filtres théologiques et culturels inhérents au monde islamique.
Nécessaires controverses
Qu'un tel ouvrage ait suscité la polémique n'est pas étonnant, et témoigne en principe de ce que le débat scientifique, loin de se réduire à la recherche d'un consensus contraint et forcé, dont les délibérations actuelles du GIEC montrent bien la nocivité pour la connaissance objective des faits, a besoin de controverses.
Le problème vient du fait que, comme ces boulangistes qui s'offusquaient de ce que les parlementaires pussent nécessiter d'incessants débats pour arrêter les termes de la loi, une certaine frange de la communauté universitaire a tenté par la suite de faire taire Sylvain Gouguenheim, au motif que celui-ci remettait en cause une analyse historique qui avait fini, comme la théorie de l'effet de serre et du réchauffement climatique, par devenir idéologie officielle. Paradoxalement, les historiens qui poursuivent le chercheur devant le tribunal médiatique sont les mêmes qui fustigent l'Europe pour ses persécutions religieuses passées. C'est donc que la thèse de Gouguenheim est dangereuse pour l'historiographie dominante. Elle remet en effet en cause deux principes qui, en apparence contradictoires, procèdent de la même volonté de déconstruire la civilisation occidentale : le multiculturalisme et le métissage culturel.
Restituer leurs identités aux civilisations pour conjurer leur « choc »
Gouguenheim, en récusant l'idée d'une « dette » de l'Europe à l'égard du monde arabo-musulman, et donc d'une paternité du second sur la première, restitue à chaque civilisation son intégrité, son identité, son âme : il nie ainsi, implicitement, que les deux civilisations, trop différentes, puissent se mélanger, comme le voudrait un Jack Lang qui « appelle à des Andalousies toujours recommencées », ou un autre Jacques, Chirac, qui affirmait lors de la campagne référendaire européenne que « les racines de l'Europe [étaient] autant musulmanes que chrétiennes ».
C'est aussi, toujours sur le plan politique, dans cet esprit qu'il fallait interpréter le discours du Latran de Nicolas Sarkozy, réaffirmant les racines chrétiennes de la France, au lieu d'y voir avec mauvaise foi une remise en cause de la laïcité.
Faut-il, comme certains l'ont fait pour le manifeste d'Édouard Balladur pour l'Union occidentale, considérer le livre de Gouguenheim comme un appel au « choc des civilisations », aux Croisades ? Il est permis de penser le contraire, si l'on ose poser que les peuples vivent d'autant plus en bonne entente que leurs différences objectives ne sont pas occultées, voire niées.
Que ces différences traduisent les existences de deux cultures radicalement étrangères l'une à l'autre, et dont les identités, dans l'optique d'un authentique « dialogue des cultures », doivent être considérées comme complémentaires plutôt que similaires.
Un seul motif d'espoir
Rien, dans l'état actuel des choses, ne permet de penser que l'analyse de Gouguenheim, modérée car historiquement fondée, pourra avoir la place qui lui revient dans le débat historique public. Rien, d'autant que le Parlement européen et le Conseil de l'Europe de Strasbourg, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ont demandé à ce que les manuels scolaires d'histoire soient révisés afin de faire une place plus grande, si elle n'était pas déjà suffisante, à la théorie de la filiation de l'Europe au monde arabo-musulman, et ce, croyait-on, afin de lutter contre le choc des civilisations.
Rien, sinon que, et cela révèle la nature véritable de cette théorie, comme l'explique Gouguenheim dans l'Annexe 1 (p. 203), elle a été élaborée en 1960 par l'Allemande Sigrid Hunke, une ancienne nazie, amie personnelle du chef de la SS, Heinrich Himmler, s'étant reconvertie dans l'ultra-gauche après la Seconde Guerre mondiale.
Roman Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.