La première fois que j’ai vu La frontière de l’aube, c’était à Cannes cette année. Je l’avais vu à la séance du lendemain. Comme tout le monde, j’avais entendu parler de la présentation (très) difficile du film, hué à la fois lors de sa présentation à la critique et au public. Auprès de moi, le nouveau film de Philippe Garrel suscitait de fervents débats. L’amour ou la haine, il ne semblait pas y avoir de compromis. J’étais donc, logiquement, curieux de le découvrir. J’en étais ressorti assez paumé, sans trop savoir quoi en penser. Entre chef d’œuvre et moments frôlant le ridicule, le film m’a laissé un souvenir bizarre. Un souvenir qui a persisté, certains plans me hantant. Il fallait que je le revois hors festival pour essayer de me refaire un avis, me laisser imprégner en ne voyant que ce film là dans la journée. Je suis allé ce soir à l’UGC des Halles pour le redécouvrir. Cinq minutes avant la fin, les lumières de la salle se rallument, on évacue le public à cause d’un incident technique…Moment bizarre pour film bizarre. Il faudrait donc le revoir une troisième fois et ça arrivera sûrement. Car quoi qu’on en dise ce film là à définitivement « quelque chose ». Quand amour rime avec mort...
La critique
Quand la sensibilité est plus forte que toutes les maladresses...
François (Louis Garrel), photographe, se rend chez Carole (Laura Smet), actrice, pour un shooting. Il y a comme quelque chose dans l’air, instantanément. Quelque chose de peu commun et de troublant. L’amour ? Elle repousse la séance photo et ils se revoient à l’hôtel. Une liaison commence. Carole est mariée, elle a peut être d’autres amants que François. Mais c’est définitivement de lui qu’elle va tomber amoureuse. Un amour qu’elle s’interdisait d’éprouver, par peur. A juste titre. La relation de ces deux belles personnes va rapidement tourner à la passion destructrice. Si François semble parvenir à tourner la page à sa manière, Carole sombre de plus en plus dans la folie…Suite à un tragique incident, nous retrouvons un an plus tard François. Il est désormais avec une jeune femme douce et rassurante, Eve (Clémentine Poidatz). Un amour plus simple, facile, bourgeois. Mais alors que le bonheur s’annonce, le fantôme de Carole revient le hanter. Serait-ce à son tour de tomber dans la folie de l’amour ?
L’amour passion tourne souvent à la destruction. Philippe Garrel semble confirmer cette idée avec son nouveau film, intemporel. Le noir et blanc y est préféré à la couleur et en même temps on a du mal à imaginer ce long métrage sous une autre forme. Car ici l’amour est noir, un dangereux trou noir dans lequel on se perd et qui à tout moment peut nous faire basculer vers des sentiments, des sensations dangereuses. La frontière de l’aube apparaît en cette année 2008 comme un véritable « ovni » dans le cinéma français. Il rappelle la Nouvelle Vague, le cinéma des années 60 mais également pleins de chefs d’œuvres d’autres époques. Impossible de ne pas être frappé par la beauté formelle du projet qui accumule avec aisance des moments charnels et vertigineux. Laura Smet et Louis Garrel sont sublimés comme jamais, sont si beaux qu’ils ne paraissent pas réels. Mais dès les premières séquences, on ne sait pas bien vers quoi on va. Face à une réalisation étourdissante, s’opposent des choix scénaristiques surprenants qui prêteront facilement à rire. On pense à certaines répliques assez mal balancées, à cette hallucinante et fausse lettre du mari de Carole (utilisation complètement maladroite de la voix off), au jeu parfois borderline de son duo d’acteurs.
Borderline semble définitivement être le terme adéquat pour ce film d’amour qui n’en a pas fini de diviser ses spectateurs. Je comprends tout à fait que l’on puisse trouver cela pompeux ou maladroit. Je comprends aussi qu’on puisse être agacé par l’éloge qu’en fait une certaine critique car c’est Philippe Garrel. Nul doute qu’un jeune réalisateur qui aurait livré le même projet n’aurait pas pu compter sur autant de soutien. Mais finalement, il y a peut être là dedans une clé…Avec La frontière de l’aube, Philippe Garrel semble présenter un premier film. Une première œuvre qui serait terriblement sincère et courageuse, avec une certaine naïveté. Il serait de pure mauvaise foi de prétendre que cette fiction est exempte de défauts. Il y a des maladresses assez grosses, des problèmes de justesse. Mais, étrangement, c’est ce qui en fait aussi son charme. Comme l’amour se cherche, comme il est maladroit, le film de Garrel prend les mêmes chemins. Et si l’on accepte les partis pris du cinéaste (incursion du fantastique dans le récit, principalement) , on se retrouve finalement à déambuler dans une œuvre d’une sensibilité assez extrême. Le personnage de Carole aime, attend, désire jusqu’à la déraison et tombe dans des états difficiles. Le choix de Laura Smet est on ne peut plus troublant pour ce rôle là, compte tenu de ses problèmes de dépression et d’alcool qui ont fait les unes des journaux à scandales ces derniers mois. Bien que l’actrice affirme que Garrel n’a pas écrit le film pour narrer son histoire à elle (il se serait davantage inspiré de son histoire d’amour à lui, une histoire partagée avec Nico du Velvet underground), le spectateur ne peut pas s'empêcher d' y penser. Ce malaise, cet amour, cette solitude, va au final s’avérer toucher tous les personnages principaux du film.
Le personnage de François peut à la fois paraître comme égoïste (il ne sera pas assez présent pour aider Carole dans ses pires moments, on percoit en lui une certaine lâcheté) et naïf (il aime sincèrement et ne voit jamais venir les tromperies qu’on lui annonce par la suite). Sa rencontre avec Carole a quelque chose de très spontané, c’est un coup de foudre. Carole est une beauté sauvage, une fille pas comme les autres, une actrice qu’on adule mais qui se sent bien seule, une fille qui « fait souvent des bêtises ». Son histoire avec elle, et sa fin tragique, le hantera à jamais et l’empêchera quelque part de s’accorder le bonheur. Car le bonheur il ne connaît pas , la gravité est plus son terrain de jeu. Mais quand on est à vif comme lui, on se retrouve souvent avec des filles pas comme les autres. La nouvelle élue de son cœur, Eve, en apparence tout ce qu’il y a de plus sage et « normale » se révèlera ainsi plus tard comme elle aussi « légèrement dérangée » (passage où le père de la demoiselle explique à François qu’elle a un passé difficile et des problèmes psychologiques).
Dans les grands appartements bourgeois parisiens, la passion cède sa place à la détresse, l’attente. Les beaux sentiments vont davantage de paire avec le doute, l’angoisse qu’avec la légèreté. Quand on tombe amoureux (oui, oui, tomber), on s’abandonne, on se perd puis on trouve un reflet chez l’autre. La frontière de l’aube enchaine ses scènes de façon parfois brutales, nous donnant l’étrange impression d’avancer dans le noir, comme dans un douillet cauchemar. C’est comme si on partageait avec les protagonistes ces sensations de détresse, comme si on se démenait nous aussi dans ces draps froissés, que le craquement du parquet nous menaçait. C’est une œuvre intrigante, une invitation à se perdre. Lorsque l’amour fou nous emporte, plus rien ne semble réel. Et le basculement dans le fantastique ici arrive au milieu d’une forêt après que François (avec des bottes) et Eve (avec une robe de princesse) s’installent dans une maisonnette isolée. Carole revient pour troubler le conte de fée de pacotille.
En fait, La frontière de l’aube est bourré de plans, de scènes qui restent en tête, qui nous travaillent, qui nous rappellent des choses, des moments, des sensations souvent douloureuses. C’est une œuvre incroyablement intime, personnelle. Elle s’est immiscée en moi, à coup de violons plus ou moins violents. Ca nous caresse puis ça nous agresse, comme un coup de foudre que l’on ne contrôle pas. Au milieu des maladresses, ressort surtout l’humanité et la grâce d’un casting envoutant. Les passages où l’on pourrait parler de « fautes de goûts », finissent par générer une certaine tendresse. Comme si on voulait protéger ce petit bijou noir et fragile des critiques négatives. Mais au final, quand on s’y abandonne et surtout quand on s’y retrouve, il y a une réaction assez forte et rare au cinéma. Ca ne s’explique pas. Une question de pure sensibilité. Je sais qu’il est impossible que tout le monde aime ce film, je sais que certains y verront le navet ultime de l’année. Mais en le revoyant, malgré ses faiblesses, il m’a bouleversé. J’ai envie de dire : pourquoi on n’aurait pas le droit de faire aujourd’hui un cinéma comme on en faisait il y a quelques décennies ? Pourquoi on n’aurait pas le droit de balancer ces répliques sensibles et ces mots d’amour sur le fil ? Au final , j’ai envie de désigner La frontière de l’aube comme mon « chef d’œuvre borderline de l’année ». Je sais qu’il n’est pas parfait, je ne l’ai pas aimé dès la première fois mais finalement c’est comme un coup de foudre à retardement. Ah, l’amour…