"Les Morts concentriques" n'ont pourtant rien d'histoires innocentes brossées dans le grand nord exotique. Les cinq nouvelles choisies par Borges se distinguent par leur acidité, leur cruauté, leur tragédie, et surtout leur implacable machinerie du destin, exprimée dans une langue acérée, et donc indémodable, qui n'a pas à rougir face aux mastodontes pomos dont il est souvent question par ici. C'est un défi de parler de ces nouvelles sans en dévoyer la surprise, le rythme inhérent à chacune, la subtile économie de moyens : Borges, lui, dans ses courtes préfaces, réussit toujours à résumer chaque conte en une phrase qui ne produit qu'un seul effet sur le lecteur, celui de se ruer sur la suite du volume.
Qu'il soit dit quand même, histoire de vous appâter, que dans la première nouvelle, "Les Morts concentriques", la lettre d'un suicidé révèle l'existence d'une société anarchiste mondiale aux pouvoirs étendus et aussi meurtriers que terrifiants ; que dans "L'Ombre et la chair", London réussit ce tour de force de renouveller totalement le thème de l'invisibilité tout en venant pourtant après H.G.Wells, dans le combat effréné de deux döppelgangers aux techniques différentes ; que dans "La Loi de la vie", le rapport des Indiens d'Alaska à la mort est conté avec un minimalisme extraordinairement émouvant, trés loin des clichés ou du pathos ; et que dans "La Face perdue", dont le titre énigmatique ne se comprend qu'au dernier paragraphe, un éternel réprouvé, aussi cruel que malin, échappe à la torture qui lui est promise par les Indiens par la grâce d'un stratagème aussi efficace que sanglant.
La dernière nouvelle, "La Maison de Mapouhi", est, je pèse mes mots, un chef-d'oeuvre du genre : London y réussit l'exploit, en une petite trentaine de pages, à faire bifurquer trois fois sa narration, d'une peinture de la cupidité humaine à celle du courage le plus absolu, en passant par le récit absolument terrifiant et stupéfiant d'un cyclone ravageant une île du Pacifique, un sommet dans l'horreur qui m'a fait penser à telle peinture de Turner. Tout ceci pour, comme le souligne Borges, ne révéler l'identité du véritable héros de la nouvelle qu'à la fin.
Six autres volumes sont disponibles dans la "Bibliothèque de Babel" : Les Amis des Amis de Henry James, L'Ami de la mort de Pedro Antonio de Alarcon, L'Oeil d'Apollon de G.K. Chesterton, La Pyramide de feu d'Arthur Machen, Le Cardinal Napellus de Gustav Meyrink et Le Convive des dernières fêtes de Villiers de l'Isle-Adam.
Nota - dans les derniers volumes parus, on regrette, au regard du rapport qualité/prix supposé, la prolifération des coquilles, en particulier dans le volume Chesterton : six ou sept coquilles sur deux pages consécutives, c'est beaucoup trop. L'embauche d'un correcteur supplémentaire chez Panama ne serait pas un luxe. La qualité des traductions, un brin raides, pourrait aussi être améliorée.