Note : 9/10
Le cinéma ultra-contemporain semble totalement obsédé par le dualisme fiction / réalité, ou plutôt fiction / documentaire, et se renouvelle en profondeur tout en jouant sur ces paradoxes et ces ambiguïtés.
2 directions nous ont récemment été montrées :
1/ la première, c'est Cloverfield. Le film se veut être les rushes bruts et ultra-réalistes d'une caméra amateur alors qu'une catastrophe absolument improbable (un monstre géant) détruit New-York.
2/ la deuxième, c'est Redacted. Le film part d'un événement réel (la guerre en Irak) et juxtapose des formes d'images contemporaines (caméscope, YouTube, blogs, etc.) empêchant toute intelligence d'ensemble et mettant au second plan "l'art de la mise en scène".
Gomorra du réalisateur italien Matteo Garrone est assurément plus proche de Redacted : il part lui aussi d'une situation malheureusement réelle, l'emprise de la Camorra sur Naples et sa région ; il fragmente lui aussi les points de vue ; il cherche à rendre le "réel" dans sa force primitive en flirtant avec les techniques documentaires.
Malgré cela, Gomorra est plus esthétique que Redacted car il ne refuse ni une certaine poésie tragique, ni une tension dramatique allant crescendo (procurée par les destins croisés de protagonistes archétypaux mais aussi et surtout par un sentiment de peur).
Gomorra est intéressant à tant de titres qu'il sera difficile de tous les évoquer, mais je vais faire de mon mieux !
-- d'un point de vue purement sociologique, le film a le mérite d'aider à comprendre comment toute une société parallèle peut fonctionner sous l'emprise de la mafia. Le monde normal n'est quasiment jamais présent, toute la vie de la communauté est organisée selon des règles propres. C'est à peine si, à un moment donné, une descente de police amène fugitivement la norme dans les quartiers.
-- Gomorra illustre magistralement comment toute cette organisation est mise au service d'une économie souterraine. Celle-ci est protéiforme : la mode (avec ses usines textiles qui emploient Africains, Chinois, Européens de l'Est), le traitement des déchets, le bâtiment et, bien sûr, la drogue et les armes à feu. Ayant intégré tous les modes de fonctionnement du libéralisme économique, la mafia les réadapte à sa sauce.
-- l'oeuvre de Garrone montre aussi comment la mafia n'est pas seulement une affaire "d'hommes" mais implique aussi femmes et enfants. En tant que victimes bien sûr, puisque le code d'honneur semble rompu (les assassinats n’épargnent personne), mais aussi en tant que participants volontaires (parfois zélés) au système. L'appât du gain, plus encore la fascination pour la violence, font de la "reproduction" bourdieusienne une réalité incontestable et ce, dès le plus jeune âge.
Il serait toutefois injuste de ne faire de Gomorra qu'un témoignage sur une situation politique. Ce serait précisément le réduire à sa dimension documentaire, ce qu'il est indubitablement à certains égards, mais en occultant tout le travail purement cinématographique de Matteo Garrone.
Certains jugeront peut-être que le film manque "d'intrigue" et n'est pas suffisamment ramassé autour de personnages centraux. De mon point de vue, c’est précisément cela qui contribue à sa force : les lignes narratives se croisent, s’emmêlent et finissent par constituer des variations sur un même thème. Qui plus est, chaque histoire procure parallèlement, et simultanément, le même sentiment de menace et d’angoisse, d’abord diffus et lancinant, ensuite omniprésent.
La mort rôde et peut surgir à tout moment, à tel point que les personnages prennent parfois la dimension de héros (ou anti-héros) tragiques, écrasés par un destin qui les dépasse alors qu’ils se croient maîtres de leurs actions.
C’est dans cette tension nerveuse permanente, que le spectateur supporte presque à son corps défendant, que Gomorra livre son impact maximal et devient assurément l’un des meilleurs films de l’année 2008.