PAR YVES CADIOU
Note :
Je reproduis ci-dessous, avec son aimable autorisation, un texte écrit par Yves Cadiou. Ce dernier a déjà eu l’occasion de s’exprimer dans ces pages, avec pertinence et mesure, à l’aune de son expérience d’officier puis de citoyen observant et réfléchissant sur les évolutions de l’Institution militaire, des missions qui lui sont confiées par le politique et de la perception qu’ont les civils des conflits où nos forces sont actuellement engagées.
Il revient aujourd’hui sur un sujet épineux, le devoir de réserve, avec son franc-parler et sa sagesse coutumière. Je vous invite à lire, à méditer et à commenter cet article très riche qui intéressera autant, me semble-t-il, les civils que les militaires.
Je le remercie pour sa confiance qui permet également de faire vivre ce site avec des interventions de qualité tandis que je suis accaparé par d’autres exigences. J’en profite aussi pour adresser mes remerciements les plus sincères à tous les lecteurs et camarades blogueurs qui m’ont témoigné, avec une chaleur stimulante, de leurs encouragements et fidélité pendant cette période de ralentissement d’activité sur la Toile.
Mais laissons la parole à Yves Cadiou…
LE DEVOIR DE RÉSERVE
L’opex Afghanistan diffère essentiellement des opex qui l’ont précédée depuis trente ans. Je veux d’abord expliquer cette différence essentielle pour ensuite en tirer cette conséquence importante : l’on reparlera du fameux « devoir de réserve » des militaires. Des dysfonctionnements qui ont été cachés jusqu’à présent n’ont plus aucun motif de l’être pour l’opex Afghanistan.
Depuis trente ans, nous avons fait des opex dans des contrées avec lesquelles nous avions des liens historiques et sentimentaux forts : l’Afrique Noire francophone, le Liban, la Yougoslavie notre voisine européenne. Lors de l’opération Tacaud au Tchad en 1978, le souvenir des tirailleurs d’Afrique Noire n’était pas absent de l’esprit des Marsouins du 3°RIMa. Non plus que le souvenir de la Colonne Leclerc. A Verbanja en 1995, le 3°RIMa se souvenait qu’il avait combattu aux côtés des Serbes en 1918.
Pour nos militaires en opex depuis trente ans (j’ai fait partie de ceux-ci un moment), ces liens historiques et sentimentaux justifiaient que l’on prenne des risques. Ces risques résultaient non seulement de l’ennemi (dont c’est le rôle normal, en définitive) mais ces risques résultaient surtout de dysfonctionnements qui ne sont et ne seront plus acceptables en Afghanistan. Je cite les plus fréquemment rencontrés dans le passé : la mission, dont la définition incombe au gouvernement, à la fois ambigüe et excessivement détaillée ; les matériels imposés par l’industrie d’armement nationale et protectionniste, inadaptés voire défectueux ; les procédures OTAN ou ONU qui sont saxonnes, rigides et donc dangereuses en situation de guerilla. En Afghanistan, au contraire des opex précédentes, rien d’autre ne nous importe que le sort de nos gars sur le terrain.
L’on peut alors prévoir que le ministre de la Défense (celui d’aujourd’hui ou ses successeurs), pour atténuer l’impact public de problèmes qui sont de son ressort, tentera encore d’évoquer le devoir de réserve des militaires comme il l’a fait le 11 juillet dernier en réaction à des commentaires gênants.
Alors parlons-en, du devoir de réserve. C’est une notion facilement évoquée mais non définie. Parlons-en tranquillement, à froid, avant de devoir en parler à chaud.
A la suite de la publication sur internet de mon livre « opération Tacaud, première opex » http://operationtacaud.wordpress.com/ , plusieurs de mes vieux camarades m’ont fait gentiment remarquer qu’il contient quelques opinions qui ne sont pas très « politiquement correctes ». Gentiment parce que chacun considère que l’auteur est seul juge de ce qu’il peut publier ou pas. Mais, tout aussi gentiment, j’ai été contacté par de jeunes camarades qui me demandent mon avis sur l’opportunité de publier leurs souvenirs et opinions de telle ou telle opex à laquelle ils ont participé.
C’est pourquoi je veux exposer mon analyse de ce sujet ici, espérant vos réactions, aussi diverses et ouvertes que possible, voire contradictoires. Mes jeunes camarades, s’ils trouvent des avis diversifiés, pourront former leur propre opinion et déterminer leur ligne de conduite.
C’est le moment d’en parler parce que, on l’a vu notamment avant l’été dernier, il existe un vrai malaise et parce qu’il faut en sortir.
Ma présente intervention vise d’abord à poser le problème. Pour cela, on peut commencer par remonter à l’origine de celui-ci, bien que ce ne soit probablement pas l’essentiel. L’on peut mentionner que le problème actuel trouve son origine dans une mauvaise habitude : depuis plusieurs décennies, les militaires ne parlaient de leur métier que dans des publications spécialisées dont la diffusion était, et est encore, relativement confidentielle, discrète en tout cas. Ils ne s’exprimaient jamais dans la presse grand public, laissant leur place à des civils diversement compétents pour parler de Défense Nationale et d’Armée. L’habitude était prise à tel point que pour aborder publiquement les sujets militaires, il était préférable de ne pas être militaire.
Conséquence de cette habitude, l’expression des militaires dans la presse grand public se fait maintenant sous deux formes : une forme scandaleuse ou l’anonymat. Parfois il y a cumul comme on l’a vu au deuxième trimestre de 2008.
La forme scandaleuse d’un article dans la presse est donnée non par l’auteur lui-même mais par la feuille qui le publie. Par exemple l’article publié le 14 mai dernier dans « Le Monde » par le général Thomann puis son interview dans « Valeurs Actuelles » le 30 mai sont, à cet égard, typiques : l’argumentation rationnelle et pondérée du Général Thomann est d’abord chapeautée par des titres à sensation (menace sur notre capacité militaire !!) puis reprise et commentée avec outrance (le général pousse un coup de gueule !!). On n’en dirait pas autant si l’auteur était civil, on prendrait l’article pour ce qu’il est : une analyse. Mais non : l’image des militaires étant ce qu’elle est, il est convenu qu’un militaire n’est capable de s’exprimer qu’en gueulant.
Pour éviter cet aspect scandaleux donné à l’expression militaire hors des publications spécialisées, la solution est parfois de s’exprimer sous anonymat. Ceci se faisait depuis longtemps dans la presse et se fait désormais couramment sur internet. Cette solution pose, paradoxalement, un autre problème : parce que le lecteur ne s’enquiert pas de l’identité de quelqu’un qui est tenu à l’anonymat, n’importe qui peut écrire n’importe quoi en se prétendant militaire mais sans l’être. Pour ma part (et je vous invite à me suivre), je m’interroge encore sur l’existence et la nature du « groupe surcouf » qui fit paraître un article fort critique dans « Le Figaro » en juin dernier, « surcouf » présenté comme « un groupe d'officiers généraux et supérieurs des trois armées terre, air, mer, tenu à l'anonymat ». Cet anonymat, présenté comme obligatoire, est très pratique pour servir de camouflage à (pourquoi pas ?) un journaliste n’ayant aucune compétence sur le sujet, mais journaliste ayant synthétisé les informations et commentaires qu’il a glanés un peu partout. Inventer un groupe d’officiers supérieurs, ça donne du poids à son écrit. Relisez, à froid, cet article de « surcouf » : l’on constate d’abord qu’il ne contient rien de nouveau, que tout était déjà dit avant et ailleurs. L’on est amené à penser que personne n’aurait parlé de cet article s’il avait été signé par Monsieur Tartemèche, journaliste au Figaro et lecteur de blogs. L’anonymat permet au pékin de se faire passer pour militaire (de plus un groupe d’officiers supérieurs, ça fait bonne mesure). L’auteur peut ainsi à la fois cacher qu’il n’a aucune compétence sur le sujet et donner du sensationnel à son article.
Il faut sortir de cette situation. Sur cette image du militaire qui ne sait que se taire ou aboyer, il y a beaucoup de progrès à faire. Surtout que cette image est encore ternie par l’idée que le militaire n’a pas le courage de parler à visage découvert. Les militaires doivent, pour commencer, prendre conscience du problème. Déjà en 1984 le Général Leborgne écrivait ceci dans la Revue de Défense Nationale : « le silence peut passer au début pour un signe de réflexion ; mais s’il se prolonge il devient certitude de bêtise ». A cet égard les anciens militaires qui ont fait une carrière civile (c’est mon cas) peuvent témoigner du poids des préjugés qui entourent les militaires et anciens militaires quant à leur manque de courage pour s’affirmer… jusqu’à ce qu’ils prouvent le contraire et provoquent ainsi un clash parce qu’ils surprennent tout le monde. Dans l’intérêt de nos jeunes camarades, il faut effacer cette image.
Il faut parler sérieusement de ce fameux « devoir de réserve » pour pouvoir enfin en éliminer les effets pervers.
Ce n’est pas toujours avec sérieux que ce sujet est abordé, mais trop souvent avec la volonté de faire diversion. Lorsqu’un militaire exprime des vérités gênantes, il est plus facile d’évoquer un supposé « devoir de réserve » que de lui répondre sur le fond. L’opex Afghanistan a fait sortir et fera encore sortir des vérités d’autant plus gênantes qu’elles rompent le confort d’un silence considéré comme normal depuis trente ans sur beaucoup des problèmes rencontrés par les militaires en opex. Si cette opex Afghanistan se prolonge, on entendra encore des ministres de la Défense tenter d’évoquer le devoir de réserve des militaires.
Il faut désormais perdre une autre vieille habitude : celle de mélanger des concepts qui sont apparemment voisins mais qui sont en réalité totalement distincts. Je veux parler maintenant de ces mélanges qui ont depuis longtemps permis (volontairement ?) de trop facilement conclure que la Grande Muette devait rester sinon Grande peut-être, du moins Muette certainement.
Ces mélanges qui font diversion sont de deux sortes : 1- le « devoir de réserve » trop facilement confondu avec le « secret professionnel ». A cet égard, voir l’excellente page de wikipedia :http://fr.wikipedia.org/wiki/Devoir_de_r%C3%A9serve
2- L’expression trop facilement considérée comme une critique, voire une opposition ou une revendication, aussitôt que cette expression s’écarte un peu des préceptes officiels. En réalité, lorsqu’un militaire exprime une opinion personnelle, cela ne signifie pas qu’il sera réticent à exécuter une décision qui ne serait pas conforme à son opinion. Il donne son avis pour aider à la prise de décision, c’est tout. Voici mon observation personnelle en vingt ans de carrière civile : combien de conseillers ai-je vu qui s’efforçaient de deviner la décision qui serait prise pour pouvoir donner préalablement un avis qui se révèlerait ensuite conforme à cette décision. Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons dans l’armée où un avis contraire n’est jamais considéré comme une critique ni comme une réticence. Un militaire qui émet un avis non conforme à celui du chef est quelqu’un qui participe à la prise de décision en présentant les choses sous un autre angle. Au contraire pour un civil, émettre un avis non conforme est aussitôt suspect d’opposition.
Telles sont les constatations que l’on peut faire de ce qui dénature le devoir de réserve des militaires pour en faire une obligation de mutisme hors du milieu professionnel. C’est ainsi que les militaires, qui ont toute la compétence voulue pour parler de Défense Nationale et d’Armée, laissent la parole à ceux que le Général Cann, avec une ironie qu’ils méritent, nomme « les spécialistes autoproclamés ». Pour parler efficacement de Défense et d’Armée, les militaires doivent occuper le terrain, leur terrain de prédilection. Pour cela il faut d’abord bien comprendre en quoi consiste, ou ne consiste pas, le devoir de réserve.
Yves Cadiou, octobre 2008