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Au Pli du dialogue, 3, sur Edmond Jabès, par Olivier Goujat

Par Florence Trocmé

 

 

Poezibao publie en trois jours cet article d’Olivier Goujat, consacré à Edmond Jabès.
Double rappel à ce sujet : la revue Europe vient de faire paraître dans son numéro d’octobre 2008 (n° 954), un dossier consacré à Edmond Jabès, dossier coordonné par Didier Cahen. Olivier Goujat y signe un article intitulé « ça suit son cours d’encre » et le présent article, « au pli du dialogue », en est un pendant, plus étoffé.
Par ailleurs, Didier Cahen sera ce soir l’invité d’Alain Veinstein dans l’émission Surpris par la nuit (« Contresens – actualité de la poésie »), à 22h15 sur France Culture.
Poezibao propose aujourd’hui l’ensemble de cet article sous forme de fichier PDF téléchargeable.
volet 1, volet 2,

fichier téléchargeable (pdf) de l'ensemble de l'article

au pli du dialogue, 3 et fin
par Olivier Goujat

Jabès revendique son appartenance au judaïsme en tant qu’homme : le versant autobiographique de son œuvre est sans ambiguïté à cet égard. Il n’y a pas chez lui, comme conséquence de son acculturation, de marques de rejet à l’égard de sa communauté d’origine ; et il en va de même quant à la religion. Simplement, Jabès s’en démarque avec respect, en se soumettant même à ses devoirs communautaires et en partageant longtemps la vie quotidienne de la bourgeoisie juive du Caire. Pourtant, Jabès, en tant qu’écrivain, change la lettre de cette appartenance au judaïsme, et revendique sa « judaïcité ». Mettre un mot pour un autre, c’est imposer une distance critique à l’intérieur du langage, c’est instaurer, au sein du silence de l’écriture, un espace de réflexion dans lequel la liberté de l’écrivain devient palpable, efficace : un écart nécessaire pour regarder l’homme en étranger. La littérature trace une limite qui sépare l’écrivain de l’homme, ou qui plie l’homme à la tâche d’écrire. Ce déracinement, Jabès l’expérimente d’abord en Égypte, au travers de sa découverte de la poésie, de la culture française laïque et de l’engagement politique contre le fascisme durant les années 1930-1950. Mais la cristallisation de sa « judaïcité » est le fruit d’une césure historique, « Auschwitz », tel que Jabès en aura éprouvé l’onde de choc en 1945, puis, autre secousse, au travers de l’exil des Juifs égyptiens imposé par Nasser en 1956-57. Cette coupure est à subir, à surmonter, à vivre, à penser et l’écriture est une tentative que l’on peut qualifier de cathartique – même si elle ne relève ni ne neutralise rien.
De son côté Leiris s’embarque dans l’aventure ethnologique lors de la mission Dakar-Djibouti de 1931-1933 qui donne lieu à l’édition de son journal de voyage sous le titre L’Afrique fantôme, chez Gallimard, en 1934. Cette expérience l’amènera finalement à devenir un ethnologue professionnel, malgré la distance explicite qui se dégage de son livre à propos de cette discipline et de ses conditions d’exercice en régime colonial. Jean Jamin a longuement étudié les relations de la littérature et de l’ethnologie chez Leiris et a publié nombre de documents susceptibles d’éclairer ces rapports[1]. Si Leiris limite personnellement l’apport de l’ethnologie à la méthode, c’est-à-dire à la rédaction de fiches servant de base à son travail littéraire et de moteur à sa conception très singulière de l’autobiographie, Jean Jamin va plus loin et explore les relations intenses entre littérature et sciences humaines telles qu’elles se mettent en place pour Leiris après son retour d’Afrique : pour lui, L’Afrique fantôme est peut-être la véritable entrée de Leiris en littérature et ce journal, ainsi que l’intervention de Leiris au Collège de Sociologie le 8 janvier 1938 intitulée « Le sacré dans la vie quotidienne »[2], constituent des préalables importants à la rédaction de L’Âge d’homme et à la conception du projet de la Règle du jeu. L’étude des peuples africains, puis des peuples antillais, suppose pour l’ethnologue de se mettre également à distance de sa propre culture, et d’emblée Leiris quitte l’Europe pour fuir le bourgeois occidental désœuvré qu’il se sens devenir au sein d’une société promise à toutes les mystifications. Il tente de toucher à une autre idée de l’homme, qu’il croit plus authentique : idée qu’il se fait du Noir alors qu’en Europe il découvre le jazz et les arts africains tout en s’initiant en amateur à l’ethnologie. Leiris reviendra sur son rêve de l’homme noir au cours de son voyage, mais retournera encore plus résolument sa critique de l’homme blanc contre lui-même et s’intéressera aux moindres de ses pratiques et pensées, aux usages de ses idiolectes enfantins pour bâtir quelque chose comme une autoanalyse ethnographique de l’occidental. Leiris n’insiste jamais sur la scientificité de sa démarche, bien au contraire : refoulant tout procès de scientificité du côté ethnographique de son activité, il ramène son projet à la seule littérature, qui n’est cependant pas la simple subjectivité, ou la pure complaisance envers soi-même. La littérature est déjà un pli, au creux duquel la singularité de l’homme – dépouillé et seul dès qu’il écrit – se couche de manière à entrer en lui, à s’endormir (c’est l’idée d’un « change », d’une « transaction secrète » dont la transition au rêve est l’image la plus simple – c’est celle qu’emploie Jabès dans Le Livre du Dialogue) pour que se révèle en lui la continuité de l’humain. Car ce qui fait pli, c’est avant tout, malgré son renversement, son retour sur elle-même, cette continuité maintenue de l’étoffe. Si le souffle est coupé, il n’est pas interrompu, il n’est pas expiré : il n’y a pas déchirure ou ablation du pli. Le pli fait « émotion » comme le dit Jean-Christophe Bailly ; on pourrait tout aussi bien dire, avec d’autres auteurs, qu’il fait « suspens » ou « extase ». Il y a arrêt du temps, continuité suspendue ou « acte de passage »[3] par lequel le singulier s’accorde à un registre qui le dépasse et qui le frotte à ce qu’il y a en lui d’intimement, de radicalement humain. C’est ce que cherche Leiris lorsqu’il assiste aux rituels dogons, kirdi ou à ceux des zar éthiopiens, traquant les aspects les plus matériels et les plus « bas » d’un sacré qu’il tentera peu d’années après de percer à jour dans les couches sédimentées de sa propre enfance ou bien encore dans ses actes quotidiens, réputés insignifiants ou pudiquement écartés par les sociétés occidentales, parce que tenus pour inavouables. Mais sa recherche ne se résume pas à une simple enquête ethnologique, la particularité de son journal de mission étant selon Leiris d’associer le quotidien le plus intime de l’enquêteur au relevé ethnographique proprement dit, ajoutant ainsi, paradoxalement, un surcroît d’objectivité à son entreprise.
Edmond Jabès n’aborde certes pas les choses sous le même angle, ni à la même époque que son ami, et il ne porte pas, même refoulé, un regard professionnel sur l’autre. Ce qui ne signifie pas qu’il se tienne, en tant que lecteur, à distance des sciences humaines, tout au contraire. Sa démarche d’écrivain est sensible aux apports de la psychanalyse et de la philosophie et son approche de l’autre tend sensiblement vers la démarche ethnologique. Sa conception de la « judaïcité », dont il fait, via l’écriture, une incondition, lui ouvre la problématique de l’étranger[4], dont la figuration dans le dernier livre prend les traits d’un bédouin rencontré avec son ami Jean Moscatelli lors d’une panne de voiture en plein désert, en 1934[5]. Et c’est, au travers de la question de l’hospitalité, la notion socio-ethnologique de don qui se trouve de fait soulevée, sans que Jabès ne se soumette à aucune référence non plus qu’à nulle procédure scientifique pour l’aborder.
Ce qui semble décisif tant pour Leiris que pour Jabès, c’est le pouvoir qu’ils confèrent tous deux à la littérature, et dont les écrivains de leurs générations (mettons, de Franz Kafka à Roger Laporte et au-delà, en passant bien sûr par Georges Bataille et Maurice Blanchot) prendront de plus en plus conscience : l’écriture institue un espace rituel au sein duquel une certaine “naturalité“ de la communication entre les hommes se trouve interrompue par ce qu’on peut nommer un « pli », qui tranche dans le vif de la parole et du dialogue et impose un écart, une absence, un suspens dont la prise en compte formelle est l’un des signes forts de notre modernité. L’usage de la notion de rite de passage est peut-être opératoire ici pour rassembler tout ce qui relève pour les uns comme pour les autres d’un « espace littéraire », d’une « expérience intérieure », d’une « règle du jeu », voire d’une « inexpérience »[6]. Dans la « Lettre à Jacques Derrida sur la question du livre », l’analyse à laquelle se livre Jabès décompose remarquablement ce que serait le « rituel du livre » au sens que pourrait lui donner un anthropologue. Il y a bien, en effet, rite de séparation : « Ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit que l’avant-bras sur la page marque la frontière entre ce qui s’écrit et soi-même (…). Rien n’est plus pareil, après »[7], lui-même suivi d’un rite de marge qui donne à l’écrivain le statut anomal d’un être dominé par l’horizon du livre ainsi ouvert : « Ce qui reste à voir, ce qui va se donner une voix après le silence, nous fascinent. Le champ de l’écriture est double. Le lieu du livre est à jamais un lieu perdu »[8] où l’écrivain s’avance « dans la plus totale des nuits »[9], dans l’angoisse et la violence, au plus profond de la contradiction, subissant mesure et démesure, entre ciel et terre, vie et mort, sacré[10] : « La mort est à son apogée ou tout reste encore à dire »[11]. Reste le troisième temps du rite de passage : le rite d’agrégation. L’écrivain, par son expérience, accède-t-il à un état supérieur, à un dialogue harmonieusement restauré, à une clarification ou à une vérité qui justifierait la séparation opérée ? Rien n’est moins sûr, et dans le cas de Leiris comme dans celui de Jabès la situation reste celle d’un homme qui touche, dans la séparation, au seul passage à l’humain. Il n’y a rien d’autre en somme que le rite de marge : « Tout se passerait-il pour l’écrivain dans un avant livre dont il ne verrait pas la fin, dont le livre serait la fin ? Mais rien ne se passe qui ne soit déjà passé. Le livre est au seuil. »[12]
La littérature sert à Michel Leiris et à Edmond Jabès de coupure épistémologique suffisante. Elle est une science par défaut et l’outil primordial de toute science humaine. Elle inscrit au cœur du savoir le pli, ce qu’il y a de plus singulier, de plus faillible, à partir de quoi s’avère l’humain. Les deux écrivains ont maintenu l’exigence et la vigilance nécessaires pour que leur œuvre se maintienne à hauteur d’homme, qu’elle ne néglige rien de lui, qu’elle ne se voile pas la face sur ce qu’il donne à voir « d’humain trop humain ». Pour eux deux, la littérature est un combat qui s’efforce, sans illusion, mais avec persévérance, de changer l’homme, ne serait-ce qu’en le pliant (lecteur/écrivain) au change de l’écriture. Les textes de Leiris contre le colonialisme et le racisme, ceux de Jabès contre l’apartheid ou l’antisémitisme y auront contribué. Mais ce ne sont là que des pages explicites, sollicitées par le jour, qui ne rendent que partiellement compte d’œuvres qui se jouent au creux le plus risqué et le plus silencieux de la pliure.
Le Livre des Marges est, à plus d’un titre, un livre singulièrement pluriel, écrit au creux de l’humain, un pli qui en s’ouvrant aux œuvres d’autres écrivains de façon inédite, peut pourtant, mais tout autrement, reprendre à son compte la plupart des titres des livres de Jabès, et plus qu’aucun autre celui de Livre des Limites. Il touche à la limite interne qui lie et éloigne les possibilités du dialogue, du partage et de l’hospitalité. Le même et l’autre s’y côtoient au point de se confondre en une seule figure, la même, toujours altérée, intouchable et inaccessible, à la fois pleine et vide de silence, d’impartageable parole, proche et nomade,… celle de l’ami : de l’étranger.

©Olivier Goujat

Contribution d’Olivier Goujat

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[1] Cf. en particulier Michel Leiris, Journal 1922-1989, éd. Gallimard, Paris, 1992, C’est-à-dire, éd. Jean-Michel Place, Paris, 1992, et Miroir de l’Afrique, éd. Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 1996.
[2] Cf. Denis Hollier, Le Collège de Sociologie 1937-1939, éd. Gallimard, Paris, 1979, rééd. coll. « Folio essais », 1995, pp. 94-119.
[3] Notion d’anthropologie d’Arnold Van Gennep, cf. Les Rites de passages, éd. Picard, Paris, 1981. Le rite de passage se décompose en trois stades : rite de séparation, rite de marge, rite d’agrégation.
[4] Lors du colloque de Cerisy, en 1987, Edmond Jabès a lu un des poèmes de Je bâtis ma demeure, datant de 1942, consacré à l’étranger, cf. Écrire le livre autour d’Edmond Jabès, op. cit., pp. 300-301. C’est dire que cette préoccupation n’est pas nouvelle dans l’esprit de Jabès, mais qu’elle se réactualise profondément lors de la rédaction d’Un étranger avec sous le bras un livre de petit format, éd. Gallimard, Paris, 1989. [5] Cf. Edmond Jabès, Le Livre de l’Hospitalité, éd. Gallimard, 1991, « L’hospitalité nomade », pp. 79-85, et Steven Jaron, « L’amitié comme “éphémères retrouvailles“ », in Portrait(s) d’Edmond Jabès, op. cit., pp. 69-77.
[6] On rendra sans peine et successivement à Maurice Blanchot, Georges Bataille et Michel Leiris la paternité des trois premières expressions. L’ « inexpérience » est une notion proposée par Didier Cahen dans Qui a peur de la littérature ?, éd. Kimé, Paris, 2001.
[7] Cf. Edmond Jabès, Ça suit son cours, p.51-52.
[8] Ibid., p. 53.
[9] Ibid., p.49.
[10] C’est ce qu’on entend aussi dans la lettre de Hölderlin à Böhlendorff : « …Apollon m’a frappé », cf, Hölderlin, Œuvres, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1967, p. 1009.
[11] Cf. Edmond Jabès, op. cit., p. 52.
[12] Ibid., p. 54. On peut se demander si le rite d’agrégation ne consiste pas, dans le cas de la littérature, en une pure et simple sortie. Quitter le rite de marge où s’éternise l’écriture, ne revient-il pas à « s’opérer vivant de la littérature » ? Les exemples sont célèbres, et n’est-ce pas ce qui, plus près de nous, arrive à Roger Laporte qui se trouve coupé de sa vie d’écrivain après avoir écrit ce qu’il sait devoir être la dernière phrase de Moriendo : « Mais quelle est donc cette douceur, cette terrible douceur ? ». Événement qui se situe, notons-le, à l’inverse d’une extase mystique : quitter le rite de marge littéraire sans accéder à quelque béatitude que ce soit, rejette dans un quotidien dénué de tout rituel opérant l’écrivain déchu qui s’éprouve dès lors comme séparé des séparés. Cf. Roger Laporte, Une vie, éd. P.O.L., Paris, 1986, et l’étude que Didier Cahen a consacrée à Roger Laporte dans Qui a peur de la littérature ?, op. cit., pp. 67-90.


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