Vous croyez avoir tout vu. Enfin pas tout, mais suffisamment pour vous faire une idée rapide des choses quand on vous annonce un film en vous le rangeant dans une catégorie générale, et en vous citant à la volée le réalisateur et un ou deux acteurs. Vous vous dîtes « Un film sur la guerre, un film de Jean-Pierre Melville ? Pas d'histoire, c'est encore un truc comme « L'Armée des Ombres ». C'est du solide, du truc de qualité, mais bon, c'est vu et revu. On va encore se taper ça ? ». Et puis Paulette insiste. « Allez quoi, c'est un des rares Melville que je n'ai pas vu ». Alors vous vous laissez faire, presque conscient de la ronflette qui vous attend. Et puis le film commence, et tout change. Comment décrire ça ? Dire que ce qui se passe alors sur l'écran ne ressemble à rien d'autre ? Dire que le sommeil s'enfuit subitement malgré l'heure tardive et malgré un rythme de corbillard neurasthénique ? Peut-être, mais c'est encore bien loin de la vérité.
Affiche France (oeil-ecran.com)
L'histoire est pourtant simple. En pleine seconde guerre mondiale, un officier allemand, Werner Von Ebrennac (Howard Vernon), prend ses quartiers dans la maison réquisitionnée d'un vieil homme (Jean-Marie Robain) et de sa nièce (Nicole Stéphane). Avant son arrivée, il fait livrer quelques malles qui sont installées dans une chambre à l'étage, puis il apparaît quelques jours plus tard. Il rentre chaque soir de la Kommandantur et y repart chaque matin. Chaque soir, il suit le même rituel. Les premiers jours vêtu de son uniforme, puis en civil afin de ne pas heurter ses hôtes obligés, il descend au salon où, devant la cheminée, le vieil homme tire sur sa pipe tandis que sa nièce tricote. Décidant de lutter à leur mesure, les deux français offrent une résistance passive à l'occupant, ne lui accordant pas un mot. On n'entendra d'ailleurs de tout le film quasiment jamais le son de leur voix si ce n'est celle du vieil homme, en voix off, qui fait office de narrateur.
Pourtant, l'allemand met de la bonne volonté dans ses tentatives de fraternisation. Inlassablement, soir après soir, il répète le même rituel : arrivée au salon, un bonjour sans réponse, quelques secondes de pause, une visite de la pièce, de sa décoration, de son ameublement, de son âme, de l'âtre qui crépite et réchauffe les mains et le corps, et un monologue de quelques minutes dans un français impeccable, comme s'il participait à une conversation polie de bonne compagnie, puis un bonsoir avant une sortie discrète vers l'étage et sa chambre. Jour après jour, l'officier se livre ainsi de plus en plus intimement, livrant sa vision de la guerre, de l'occupation, de son amour pour la France, ses paysages, sa culture, de l'opportunité qu'il ressent d'unir le destin de deux peuples trop longtemps rivaux mais destinés à s'entendre, plus, à se compléter.
Le rituel ne s'interrompt qu'une seule fois, lorsque l'officier annonce à ses hôtes la joie qu'il éprouve d'avoir obtenu une permission de plusieurs jours qu'il mettra à profit pour se rendre à Paris, capitale des lumières dans son panthéon personnel, s'imprégner de la glorieuse cité et retrouver quelques-uns de ses amis qui y sont affectés. Délaissant pour quelques instants la maison, la caméra suit alors l'officier dans son périple parisien, d'abord tout à son émerveillement de la visite des rues et des monuments, puis dans son immense déception lors de ses entretiens avec ses amis retrouvés à l'état-major, lorsqu'il saisit enfin le décalage qui les sépare de lui, eux qui ne voient en la France qu'un ennemi à abattre, une femme à abuser, un butin à piller.
De retour chez ses hôtes, désabusé, meurtri, presque trahi, il leur annonce son futur départ suite à sa demande d'affectation sur un front combattant où, dans le feu de la bataille, il espère noyer sa déception au contact de la mort. A cette aveu, il obtiendra l'unique regard et l'unique mot que lui répondra la nièce de toute leur proximité, un regard chargé de peine et un adieu d'autant plus poignant qu'il fait suite à un insondable silence. Le film s'achève alors sur le départ de Von Ebrennac, comme il était venu, laissant la maison retourner à l'anonymat et au tête-à-tête silencieux du vieil homme tirant sur sa pipe et de sa nièce plongée dans ses travaux de couture.
Le film est l'adaptation non autorisée du livre de Jean Bruller, dit Vercors, publié en 1942, en pleine période d'occupation, et distribué sous le manteau. Tenant tant à son projet, Melville y engagera ses dernières économies, le tournera dans une extrême économie de moyens (le tournage a lieu dans la maison-même de Vercors ; les moyens techniques sont loués ou prêtés et plus ou moins défaillants), avec des acteurs d'occasion (Jean-Marie Robain étant un ami de guerre de Melville et Nicole Stéphane étant une amie de sa famille), et n'obtenant l'accord définitif de l'auteur du livre qu'après en avoir achevé le tournage, et après avoir mis dans la balance son acceptation par avance de brûler les négatifs si un jury d'anciens résistants désigné par Vercors en désapprouvait la diffusion.
Livre étonnant par son choix, la France étant encore sous la botte allemande, de ne pas diaboliser l'ennemi, de le montrer humain, dans une tragique erreur, certes, mais encore capable de reconnaître cette erreur et d'en abandonner la voie. Film étonnant qui se présente comme la quasi lecture de l'ouvrage, illustrée d'images sobres, à peine introduite par une courte séquence préparatoire, et émaillée des seuls monologues de l'officier.
En peu de mots, en peu d'images, en peu d'action, il se crée une tension entre des personnages qui respirent l'humanité même s'ils sont de deux camps opposés. A la violence qu'on sait, sans qu'elle soit simplement dite ou montrée, fait écho une violence des sentiments, face à un ennemi qui se veut libérateur. Il y a dans cette confrontation plus que du combat, il y a de l'incompréhension, qui se mue elle-même progressivement en compréhension, sans jamais devenir acceptation. Il y a des hommes en face les uns des autres, cherchant à se comprendre, certes maladroitement, certes dans la contrainte, mais finalement pas si éloignés les uns des autres. Les vrais ennemis sont ailleurs, dans ces anciens condisciples de l'officier, incapables d'autre chose que d'un désir de destruction et d'hégémonie.
Il y a dans cette politesse de l'ordonnance transportant les malles de Von Ebrennac dans puis hors de la maison, quelque chose de naturel qui reste de ce monde, loin des uniformes et des attitudes figées et attendues des officiers de l'état-major allemand de Paris. Il y a dans l'occupation progressive de cette maison, d'abord par la dépose de quelques paquets, puis par la présence plus que discrète de quelques hommes de troupe engoncés dans leurs vareuses d'hiver sur des chevaux lourds et partageant avec eux la paille de l'écurie, à la fois une humanité mais aussi une irréalité faisant de la guerre une étrangeté qui ne peut être que passagère. Et l'image d'un noir et blanc vaguement délavé, d'un léger flou des contours, rehausse sans y toucher cette impression d'étrangeté.
La guerre, vue d'ici, n'est pas un combat de l'acier contre le sang. Elle est la lutte entre deux volontés, chacune se croyant honnête et légitime, mais tirant de ce calme apparent peut-être une violence encore plus sourde, une violence contre l'âme, contre l'esprit. L'officier peut bien mettre toute la douceur et la politesse qu'il veut dans ses approches, il ne retrouve une capacité à être accepté que lorsqu'il annonce son départ. D'occupant, il devient subitement invité, et c'est toute la différence. Alors seulement peut-on voir sur les épaules de la nièce offrant son premier regard et son premier mot à l'officier le motif de deux mains tendues l'une vers l'autre.
Etrange épilogue que cet espoir en un rapprochement sur une base de respect mutuel dans un ouvrage écrit, publié, et diffusé en pleine occupation, alors qu'on se serait attendu à un tout autre encouragement de la fibre patriotique. Etonnante lucidité au beau milieu de la tourmente. Admirable vision de ce que la paix à venir, puisque toute chose même la guerre, doit avoir une fin, allait devoir intégrer pour ne plus que pareille folie se reproduise un jour.
Bien avant l'inspiration policière de ses films ultérieurs, et malgré la forme très littéraire choisie, probablement pour ne pas risquer de trahir la limpidité du texte, Melville fait ses premières armes dans un cinéma de l'intérieur, fait de lenteur, de pauses, de réflexion. Il est déjà dans ce modèle de simplicité à base de quotidienneté banale qu'il affectionnera par la suite, bien avant les auteurs de la Nouvelle Vague. A peine quelques plans symboliques sont-ils glissés au fil de l'histoire : une paisible église du terroir en arrière-plan d'un blindé prêt à tirer, un petit groupe de français ne s'écartant pas d'un pouce au passage de l'officier et de son ordonnance traversant un pont, motif ouvertement allégorique du foulard sur les épaules de la nièce.
Et l'impression est encore renforcée par le choix d'acteurs inexpérimentés, de simples amis du réalisateur, pour incarner le vieil homme et sa nièce, comme pour signifier à quel point le sujet est ici universel et indépendant de la présence de quelque tête d'affiche. Pour signifier à quel point l'anonymat et le calme de la mer recèlent une puissance de dilution de toutes les hérésies de l'esprit humain même le plus retors. Une puissance de dilution dont la capacité à effacer toute trace sur le sable, dans le calme, la lenteur, la patience, le silence, vient à bout des plus fortes empreintes qui se croyaient au comble de la maîtrise et de l'imposition d'une volonté étrangère et simplement humaine.
« Les chiens aboient et la caravane passe », aurait dit la culture populaire. « Tout tyran est mortel », auraient pensé tous les résistants du monde. Vercors et Melville ajoutent que la caravane peut, quant à elle, choisir d'adopter et de pacifier ces chiens qui aboyaient, et que tout espoir de transformer un tyran doit non seulement être conservé mais fait aussi grandir en humanité tant le tyran déchu que ses victimes.