Je suis rentré au Luxembourg en continuant à penser aux écarts économiques et idéologiques qui se sont creusés pendant des années avec l’Est de l’Europe, à ceux qui sont en train de se combler, voire aux retournements de situations, mais aussi aux menaces communes qui vont balayer tout le continent européen sans faire de différence entre les degrés de développement des uns et des autres et même sans prendre en compte leurs réelles convictions européennes.
Jesuis au fond à la recherche continue de ce qu’on nomme un peu brièvement « le bien public », une notion qui me semble caractériser particulièrement bien les itinéraires culturels dont toute la méthodologie tend à relier deux extrêmes : d’un côté les valeurs et les utopies qui fondent les thèmes : le partage, le dialogue, la paix…et de l’autre les nécessités de créer une dynamique de développement sur des bases locales, fondée sur la cohérence entre histoire, mémoire et changements de paradigmes économiques.
Mais la gestion des itinéraires culturels par notre Institut et nos partenaires s’affronte non pas tant à la dissolution des valeurs, qu’aux doutes sur l’utilité de les placer au cœur de l’action, tout comme sur la difficulté à abandonner des modèles de croissance qui ne se survivent que sur l’inertie de leur propre élan. L’élan qu’ils ont su imprimer à des pays, des régions, des petits territoires où, sans le comprendre vraiment l’adhésion commune aux projets résultait de l’urgence à réagir pour faire face à une mort inéluctable : les périodes d’après guerres, les restructurations agricoles et industrielles, les lendemains de révoltes des banlieues, la fin de la période bénie pour certains îlots touristiques réservés aux plus fortunés. Des modèles qui ont sans doute eu leur utilité, mais qui sont à bout de souffle.
L’affrontement provient aussi de la généralisation d’une sorte de bon sens commun qui nous fait entendre chaque jour un peu plus une certaine disparition de la notion d’histoire dialectique et qui souligne sans arrêt un échec des grandes utopies…dans cet ordre ou dans l’ordre inverse.
Autrement dit, comment appliquer les Droits de l’Homme de manière universelle, sans tenir compte des situations locales ? Et par conséquent pourquoi ne pas exempter la Fédération de Russie de sa volonté de conserver la peine de mort, même en ayant ratifié la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Pourquoi ne pas exempter la Chine de vouloir conserver un contrôle sur les esprits, les opinions, et de freiner la circulation des informations, même en ayant adopté un capitalisme de fait. Comment condamner l’annexion toujours violente du Tibet et la volonté d’affaiblir la Géorgie, sans offenser le droit d’un pays à régler le sort de ses frontières ?Finalement, toutes ces exceptions – je n’ai pris que les plus évidentes – conduisant à transformer une Règle générale et généreuse, en une série de cas particuliers !
Dans les deux cas, on entend également, venues de la voix des politiciens de l’intérieur de ces empires et trop souvent des voix de ceux qui à l’extérieur pensent avoir besoin de l’énergie russe et du commerce avec la Chine, des considérations impensables : de si grands pays doivent connaître un contrôle sans faille et ne sont pas prêts à une expérience démocratique immédiate !
Autrement dit : comment assurer une mutation économique sans une mutation sociale de grande ampleur qui fasse table rase du passé et ne s’embarrasse pas des laissés pour compte ?
Je ne peux donc m’étonner que tout le programme des itinéraires culturels ne repose que sur des utopistes, sur ceux qui croient à la vertu de la création pratique de l’Europe pour affermir le dialogue, qui pensent que la coexistence entre les religions dans l’Espagne andalouse peut nous donner des modèles pour aujourd’hui et dont la recherche de la refondation de certaines traditions locales est destinée à faire face à un universalisme trop commode.
Et je ne peux m’étonner non plus que ce programme ne rencontre que peu d’échos dans la presse européenne, ou que sa pertinence soit combattue souvent avec violence parce qu’elle dure dans le temps bien plus qu’espéré et que les promoteurs, malgré l’adversité, persistent et signent.
Comme si une boutique de quartier menaçait une multinationale !
Je remercie donc d’autant plus un pays comme le Luxembourg de protéger ce programme, au delà de toute espérance. Un pays qui, par sa taille, a compris à la fois comment profiter, localement, de la mondialisation des capitaux et des marchés, et résister, toujours localement, pour défendre une langue très minoritaire, une qualité paysagère plutôt exceptionnelle, des traditions festives qui pourraient paraître caricaturales et un sentiment de propriété à l’échelle d’un petit département, ayant pourtant toutes les prérogatives des Etats et possédant la faculté de montrer du doigt des comportements à risque de ses voisins.
Mais je ne peux que sursauter en considérant l’humour involontaire d’une annonce en couleurs qui figure dans le magazine le plus lu au pays « Télécran » qui présente les programmes des télévisions. Il s’agit d’une page consacrée aux services bancaires à destination des étudiants. Elle émane de la Caisse d’Epargne du Luxembourg, la Spuerkeess (c’est à dire la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat) qui revendique dans sa devise tout l’intérêt d’un mode de vie spécifique auquel elle adhère et qu’elle irrigue financièrement : « Äert Liewen. Är Bank »
La photographie d’un tableau d’affichage « scolaire », comme on en trouve dans tous les établissements du monde, où les élèves placent des annonces, surmonte une formule du genre : venez nous voir, on fait tout pour vous aider.
Que cherchent donc les lycéens ou les jeunes Luxembourgeois qui débutent à l’Université selon les annonceurs ?
Je reproduis : « Cherche petit studio plus ou moins 400 m2 (Manon 2e année bio).
Cherche pour réviser exam : fauteuil cuir, secrétaire, bureau en acajou, agenda électronique.
A vendre Ferrari, cause double emploi.
Achète Picasso pour décorer mon studio (Ingrid 2e année de philo).
Cherche Bocuse pour cuisine à domicile.
Cherche ordi portable, écran 62 pouces (Mathis, 2e année de droit).
Le publicitaire aurait pu aller plus loin, mais il a dû penser qu’il avait su garder la mesure d’un humour bien tempéré.
Est-ce une insulte au reste du monde ou simplement une bêtise ?
Un mois et demi après la parution de cette annonce, les banques Dexia et Fortis Luxembourg ont répondu très vite à la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat, à la place des étudiants, en demandant qu’on puisse leur prêter de quoi sauver leurs petits studios de 10.000 m2 et de quoi échanger leur parc de Mercedes dont les coffres étaient remplis de stock options, contre des refuges dans les îles lointaines.
Et comme on a vu, l’Etat luxembourgeois n’a pas pu refuser.
Mais je crois que ce n’est pas tout à fait la fin de l’histoire.
Photographie: vue du Grund à Luxembourg Ville, depuis les casemates