L'exercice consistant à faire un film à thème à partir de trois moyen-métrages n'a rien d'évident. Ce Tokyo! est dans le genre une complète réussite.
Non seulement par la qualité des trois films, mais par la profonde unité qui les relie.
Tous trois interrogent en effet, chacun dans son genre, la société post-moderne qu'incarne par bien des aspects la métropole japonaise, cette sorte d'archipel d'individus désagrégés, empilés,
entassés et saturés de technologie de pointe.
C'est Michel Gondry qui ouvre le bal. On a eu l'occasion, ici ou là sur ce blog, de dire à la fois notre admiration pour son inventivité et notre agacement devant l'aspect
désincarné socialement de son oeuvre. Or le voici qui ici déploie sa "science des rêves" précisément comme un remède à une situation sociale complexe, celle de deux jeunes débarquant dans cet
univers de micro-appartements si spécifique au Japon, et cherchant à exister dans un société réglée comme du papier à musique (sérielle, dans ce cas). De visites de ces véritables cachots qu'on
leur propose de louer en petit boulots stupides, en passant par une fourrière gigantesque, la seule échappatoire réside dans les interstices les plus étroits, puis finalement dans une
métamorphose parfaitement maîtrisée techniquement par Gondry, sorte de semi-deshumanisation, conséquence logique d'un univers inhumain mais qui paradoxalement permet l'héroïne de trouver un
sens à sa présence en ville.
Leos Carax - qui restera toujours à nos yeux émerveillés le poète qui réalisa mauvais sang - décide lui d'ausculter les bas-fonds, les soubassements même, de cette société-là et
ses tours agressives et hautaines qui ouvrent ce film... titré "merde". Cela commence comme de juste par ses égoûts. En émerge un Denis Lavant cauchemardesque, qui s'attaque dans ses virées à
tous les symboles de l'empire du soleil levant, depuis les résidus de la seconde guerre mondiale qui jonchent les souterrains jusqu'aux téléphones portables et aux vies des tokyoites elles-mêmes.
Créature étrange, il ne se nourrit que des fleurs symbolisant la famille impériale ainsi que de billets!
C'est l'agent destructeur et subversif par excellence, la négation cauchemardesque du politiquement correct version japonaise. Une fois arrêté, il se trouve un avocat qui comprenne l'étrange
langue qu'il emploie (Jean-François Balmer, saignant à point). Et comment se nomme ce dernier? Voland, comme le diable du Maître et Marguerite de Boulgakov! C'est Méphisto à Tokyo, avec
toujours la maestria de la camera de Carax, assaisonnée d'un humour féroce et acéré.
Et comment sortir de cette société qui amène telle une spirale infernale à engendrer des hikkomori, ces personnes qui ne sortent plus de chez elles et fuient le contact avec le genre humain? Il
faudra, dit Bong Joon-ho dans le troisième volet de Tokyo! plusieurs tremblements de terre. Et encore! Par un savant glissement, tout en esthétique, il nous dévoile le visage de la ville
vidée de toute vie, de toute présence humaine, chacun chez soi, avec un téléphone pour commander le strict nécessaire par correspondance. Ce repli sur soi, permis et même encouragé par la
technologie et les industries modernes, semble n'avoir pour lui comme antidote que l'amour. C'est quelque peu naïf, mais entre la fantaisie de l'un, l'appétit de destruction du second, c'est
l'ingrédient parfait pour compléter une véritable réussite dont on peut que tous les féliciter.