Magazine Culture
"Le désert de Lop Nor" Raoul Schrott. Roman. Actes Sud, 2001.
Traduit de l'allemand par Nicole Casanova.
« Du désert de Lop, on dit : si des voyageurs le traversent la nuit et que l'un d'eux tombe de cheval et tente ensuite de rattraper la caravane, il entendra des esprits parler et il es prendra pour ses compagnons de route. Souvent, ils l'appellent par son nom et lui font quitter son chemin ; beaucoup ont déjà péri ainsi.
Parfois, des voyageurs perdus entendent aussi quelque chose comme un martèlement de sabots et les voix mêlées d'une horde de cavaliers, loin du bon chemin, et ils les suivent ; mais au lever du jour, ils s'aperçoivent que tout n'était qu'illusion, et leur situation devient fâcheuse.
Pendant le jour aussi, on entend les démons, le cliquetis des armes, souvent aussi divers instruments de musique dont ils jouent, pour la plupart toutefois des roulements de tambour. On peut aussi les voir, leurs bannières flottantes et le scintillement de leurs épées, tandis que vous poursuivent des mots chuchotés : N'aie pas peur ! N'aie pas peur !
En traversant le désert de Lop Nor, les voyageurs s'efforcent donc de ne pas se perdre de vue ; on attache au cou des animaux de petites cloches, pour que la caravane ne se disperse pas. Et c'est devenu un usage, avant même de dresser le camp, de marquer d'un signe la direction que l'on doit prendre le lendemain. »
Raoul Louper est un globe-trotter d'un genre assez particulier. Il parcourt le monde, de la Haute-Asie au continent américain, en passant par l'Afrique, afin de satisfaire sa passion pour le sable. Ce n'est pas le sable des plages à touristes qui l'intéresse, non, c'est le sable qui, sous l'action du vent, a formé de par le monde des dunes, ces collines mouvantes au relief en perpétuel mouvement.
Ainsi, de Sand Mountain (Nevada) aux dunes de Korizo (Libye) et Ming-sha-shan (Chine), Raoul Louper traverse le monde afin d'écouter les bruissements du sable qui s'écoule le long des pentes, bruissements qui, selon le lieu, forment une musique particulière, évoquant ici un coup de canon, là des roulements de tambours, parfois le son de « la corde grave d'un violoncelle ou d'une contrebasse ».
C'est en Égypte, à quelques kilomètres d'Alexandrie, que Raoul Louper a loué un appartement. Il y a entreposé quelques souvenirs, objets ramenés de ses pérégrinations : « une pomme de pin, un gri-gri et une pierre. »
Dans un coffre, il a enfermé « trois douzaines de bocaux et de bouteilles remplis de sable, blanc, noir, toutes les teintes de rouge. »
Avec Török, un professeur hongrois marié à une égyptienne, Louper revient sur ses voyages, égrenant le passé par petites touches, évoquant les lieux qu'il a visités dans sa quête de la musique du sable, souvenirs auxquels se mêle l'évocation de trois femmes qui ont traversé son existence, trois femmes qui ont maintenant disparu de sa vie, comme du sable qui vous coule entre les doigts.
Que reste-t-il de tout cela ? Quelques objets, souvenirs et témoins muets de relations à jamais révolues ? Quelques dizaines de bocaux remplis de sable, échantillons amassés aux quatre coins du monde ? Louper raconte, dans la fraîcheur du soir, quand la chaleur du jour accorde une pause. Il évoque, pour lui seul ou en compagnie de Török, les jours enfuis, les paysages traversés, la courbe d'une dune, celle de la hanche d'une femme...
Méditation sur le passé, sur l'impermanence, « Le désert de Lop Nor » est une déambulation poétique où chaque mot, chaque phrase, résonne en chacun de nous et nous invite à nous recueillir sur l'éphémère beauté de chaque instant.
Entre carnet de voyage et journal intime, le roman de Raoul Schrott, composé de 101 courts chapitres traduits avec talent par Nicole Casanova, nous offre un récit empreint de nostalgie, émaillé d'anecdotes scientifiques ou de légendes traditionnelles des pays traversés.
Récit contemplatif, composé d'une mosaïque de textes courts, sans unité de lieu ni de temps mais d'où ne se dégage que l'essentiel. « Le désert de Lop Nor » est de ces romans déroutants, de ces romans « pas comme les autres » dont l'écriture, poétique et sensuelle, prime sur les codes narratifs traditionnels de l'écriture romanesque. Un livre qui incite à la solitude, à la contemplation et au recueillement.