Quand papa devient papy
De retour dans mon grenier regorgeant de vieilleries, pour une fois que ce sont les vacances, on peut en profiter pour se décrasser les neurones. Madame est à la plage. Personne dans les pattes pour m’empêcher de me mettre de la poussière jusque derrière les oreilles si j’en ai envie. De m’arrêter pour un deuxième apéro, ou de me vautrer sur le canapé. D’ailleurs ça tombe bien, j’ai une flemme du tonnerre, et voilà qu’émerge entre deux valises mal fermées depuis des lustres un petit film de quand je n’étais même pas né. C’est marrant, un vieux Spencer Tracy de Vincente Minnelli. Et ce qui est encore plus marrant, c’est à quel point à chaque fois que je vois ce type dans un film en costume des années 50 j’ai l’impression de voir cette vieille photo d’un cousin de ma mère le jour de son mariage. La ressemblance est frappante. Est-ce que c’est ça qui m’a toujours rendu Spencer Tracy sympathique ? Allez savoir. En tout cas, banco ! Direction salon et vautrage canapesque, et dare-dare encore.
L’histoire se passe de nos jours (c’est-à-dire en 1951 ! ), dans cette middle class américaine pour laquelle l’Amérique a inventé le concept de middle class. Elle s’ouvre sur les confidences de Stanley Banks, concernant l’année chaotique qu’il vient de vivre depuis un an, et qu’il s’apprête à nous narrer. Vu son air, on sent bien que tout cela ne va pas tourner au drame psychologique, mais qu’on va avoir le privilège d’une comédie de mœurs traitée sur le ton de la plaisanterie légère bien que manifestement exemplaire d’une tranche de vie. Bigre, quel suspens !
Et on comprend bien vite le fond du propos. Stanley Banks (Spencer Tracy), partage la tête d’une famille paisible avec son épouse Ellie (Joan Bennett). Il a trois enfants dont l’aînée est une fille, Kay (Elizabeth Taylor), suivie de deux garçons, Ben (Tom Irish) et Tommy (Russ Tamblyn). Arrivé à la quarantaine, ayant élévé sa petite famille, ayant marié depuis peu Kay à Buckley Dunstan (Don Taylor), un jeune blanc-bec qui l’a enfin libéré de la responsabilité de sa féminine progéniture, Stanley se sent pousser des ailes. Les garçons sont des garçons et donc demandent moins d’attention, alors pourquoi pas profiter de cette liberté retrouvée pour reprendre une vie moins coconiforme. Et si on se faisait un petit voyage avec Ellie ? Et si on redevenait jeunes et fous ? …
Evidemment, Ellie est un peu surprise de ce changement d’humeur de son époux et l’accueil de ses avances est marqué par une certaine incompréhension. D’ailleurs Ellie a d’autres idées en tête. Kay et Buckley les ont invités à dîner en compagnie des parents du blanc-bec Herbert (Moroni Olsen) et Doris Dunstan (Billie Burke). Il y a de la grande nouvelle dans l’air. Dans un vague effort pour s’intéresser à la question, Stanley pense à une promotion du gendre idéal. Enfin bref, Ellie, toute émoustillée de ce mystère dont Stanley n’a cure, finit par traîner son mari à la soirée. Et c’est dans cet équipage que, entre un cracker et un whisky, le jeune couple annonce la fameuse nouvelle : l’arrivée prochaine d’un futur rejeton. Une joyeuse hystérie s’empare alors de toute l’assemblée, riant, criant, tournant autour de Kay comme un essaim de lucioles. De toute l’assemblée, … sauf de ce pauvre Stanley qui tente bien de faire bonne figure mais qui voit en une seconde s’effondrer son rêve de liberté retrouvée.
Stanley tente bien une dernière offensive de retour au bercail, dans un vain mouvement de déni minimisant la portée de l’évènement, ou de révolte s’emportant contre la folie d’un tel projet chez des parents si jeunes, … rien n’y fait. Ellie a basculé dans un autre monde, celui des grand-mères et d’une nouvelle maternité par procuration. La chute est brutale pour ce pauvre Stanley, du plus haut de ses espérances au plus profond des abîmes de la grand-paternité.
L’année qui suit est dès lors l’occasion d’une chronique de deux mouvements inverses. D’une part il y a l’implication de plus en plus présente dans l’arrivée de cette progéniture, pour un père qui se croyait libéré d’une fille et qui se retrouve en responsabilité d’une épouse replongée dans la vie de famille, d’une fille devenant mère, d’un gendre découvrant et partageant les heurs et malheurs de la vie conjugale au côté d’une primipare aux humeurs changeantes. Et d’autre part il y a la découverte de ce nouveau statut d’aïeul et des plaisirs qui y sont liés. Le coup de grâce est porté par le premier sourire adressé par l’enfant à son papy qu’il gratifiait jusque là de pleurs incoercibles à la moindre approche. Une année pour faire le deuil d’une vie de jeune homme rêvée et pour entrer dans la carrière de Papy-Gateau. Il fallait bien ce temps là pour y arriver …
Spencer Tracy s’amuse visiblement comme un gamin dans ce rôle de père qui aimerait tant faire reconnaître ses droits à l’autonomie sans jamais démissionner de sa charge, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, et finalement transformant la mauvaise en heureuse fortune. On est dans le registre de la comédie, alors les choses s’enchaînent, se bousculent, se télescopent sans interruption sur un rythme alternant sourire et tendresse. Les bons sentiments sont là, mais pas seulement. Tracy a cet art de donner corps et humanité à un personnage qui aurait pu tourner à la caricature.
D’ailleurs Don Taylor et Elizabeth Taylor ne se privent pas de basculer dans ce registre de la caricature. Mais après tout, même s’ils ont une place importante, ils ne sont ici que comme soutien au portrait de Stanley. Les parents de Buckley naviguent encore davantage sur ces eaux de burlesque exagéré, alors que Joan Bennett fait une épouse plus sobre bien que sans égaler le jeu de Tracy. Comme si les personnages étaient rangés en cercles concentriques autour de Stanley, leur distance par rapport à lui étant marquée par leur bouffonnerie croissante. Effet volontaire de mise en scène ou non, il en ressort un contraste et une mise en valeur étonnante du jeu de Tracy.
Quoi qu’il en soit, le sourire, la légèreté, l’attendrissement commencent à la première image et se termine sur la dernière. Que demander de plus quand on n’est pas fan de Romero ? Et puis quand Madame rentrera de la plage et qu’elle me verra ce sourire béat aux lèvres, peut-être qu’elle croira que c’est l’effet du plaisir d’avoir plongé dans la poussière du grenier et que le rangement avance à grand pas … C’t’arnaque !