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L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (The assassination of Jesse James by the coward Robert Ford)

Publié le 13 octobre 2008 par Sylvainetiret
Sacré Robert Ford !
On dira ce qu’on voudra, mais que serait le cinéma américain sans le western ? Et pourtant … ça fait un bon moment qu’on en est sevré si ce n’est quelques tentatives, mais qui commencent à dater un peu, de Clint Eastwood ou de Kevin Costner Alors qu’on nous annonce, en marge du Festival de Deauville, la présentation d’un retour du genre, et en plus avec Brad Pitt (les dames apprécieront), … voilà qui n’était pas fait pour laisser indifférent. Encore qu’avec un titre comme ça, on aurait peut-être dû se méfier un peu. C’est vrai que le genre de films à titre à rallonge, même s’il avait fourni quelques épisodes intéressants - Woody Allen avait lui-même sacrifié à la mode avec son inénarrable « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans avoir osé le demander » -, avait essentiellement été l’occasion de choses assez affligeantes au rang desquelles on peut citer aux erreurs de mémoire près un fameux « Comment réussir avec les femmes quand on est vieux, moche et fatigué ». Qu’est-ce qui pouvait bien nous attendre dans ce double retour westerno-rallongesque ? La caution festivalière l’emportant, pourquoi ne pas tenter le coup ? Après tout, y’a pas grand-chose d’autre à faire, d’autant que le temps tourne à l’automne après un été hivernal. Ca ou se taper une nouvelle bronchite … Allons-y !

Affiche France (cinemovies.fr)

Jesse James est ce fameux bandit américain de la fin du XIXème siècle qui s’est taillé avec le recul une réputation de Robin des Bois de l’Ouest. Le film se lance dans la vérification du mythe, en tentant de retracer de manière documentée les derniers mois de son parcours, jusqu’à son assassinat par un membre de sa bande, un certain Robert Ford. Et même en poursuivant l’histoire un tout petit peu plus loin, ça devient quasiment l’histoire du meurtrier lui-même. Comment il est entré dans la bande ; quelles étaient ses relations avec le chef ; comment il en est venu à commettre son geste ; comment il en a vécu les suites, en particulier le fait d’être vu comme « the dirty little coward », le lâche qui a trahi Robin des Bois ; qu’est-ce qu’il est devenu ensuite ?

Affiche USA (cinemovies.fr)


Le film, d’un certain Andrew Dominik, s’ouvre ainsi sur la préparation et la mise en oeuvre de l’attaque d’un train, le dernier de sa carrière, par Jesse James et sa bande. De la bande initiale, constituée plus de dix ans auparavant, il ne reste plus grand monde. Seulement Jesse (Brad Pitt) et son frère Frank (Sam Shepard). Les autres sont de recrutement récent, pour remplacer les morts et les emprisonnés. L’ambiance dans le groupe est un peu curieuse. On voit bien que Jesse a un drôle de comportement autoritaire et un peu effrayant, qui n’accepte encore de critique que de la part de Franck. Avec ses 34 ans et son statut d’homme marié avec enfants, qui part pour une série de casses comme d’autres partent au bureau ou en tournée, Jesse fait figure de patriarche. Peut-être moins que Franck, mais pas loin. Robert Ford (Casey Affleck), lui, n’a pas 19 ans, timide et bredouillant face au totem, mais tentant sa chance, voulant se mesurer aux exploits de son héros. Il n’est d’ailleurs pas le seul, Bob, à être un peu mou du bulbe. Tous les acolytes des frères James sont un peu sur le même modèle, sans qu’il soit très clair si c’est la bêtise, l’ignorance ou la timidité qui soit responsable du tableau final. Toujours est-il que l’ensemble fait un ramassis de clochards armés assez courrant les bois et les prairies assez redoutable.
Et on ne peut pas dire que la vie soit confortable dans le gang James. Quand on n’est pas à se geler les arpions dans les sous-bois, montant de vieilles carnes défraîchies, on se retrouve dans la ferme familiale de l’un ou de l’autre des membres de la troupe, à se raconter des histoires à double sens lourdes de menaces et de rivalités.
De fait, il ne fait pas bon faire un pas de travers, que l’un ou l’autre se sente offensé, et surtout que Jesse ait un doute quelconque sur quelque chose qui lui déplairait. C’est que les revolvers parlent facilement dans le coin.
Jesse lui-même a sa propre technique. Une espèce de calme convivial, dérivant brutalement au détour d’une phrase anodine en ce genre de calme glacial qui précède les tempêtes. Mais la tempête ne vient pas. On l’attend, on sait qu’elle arrive, mais elle traîne, elle se nourrit, elle enfle en silence. Et soudainement elle est là, subite, violente, explosive.
Avec la répétition des épisodes, la mort de l’un puis de l’autre, Robert Ford, sans qu’il soit très clair si c’est par peur, pour se protéger, pour protéger les autres, par appât du gain ou de gloire, finit par craquer et par dénoncer Jesse aux autorités qui le missionnent pour en finir avec le hors-la-loi.
Mi-volontaire, mi-contraint, Bob se retrouve embringué dans un projet de braquage à 3 aux côtés de Jesse et de son frère Charlie Ford (Sam Rockwell). En attendant le moment opportun, Jesse héberge ses deux acolytes chez lui, auprès de sa femme et de ses deux enfants. On voit bien que les relations ont changé cependant. Bob prend une certaine assurance, comme une certaine maturité. Jesse a moins d’allant, comme s’il laissait traîner les choses, comme s’il n’avait en tête que le seul projet de braquage. Des petits gestes, des petites phrases, se multiplient : Jesse offrant un revolver tout neuf à Bob pour remplacer sa vielle pétoire, Jesse désarmé tournant le dos à ses acolytes pour épousseter un tableau, … Et c’est justement ce moment que choisit Bob pour lui loger de dos une balle dans le corps, avec la neutralité sinon la complicité de Charlie.
Le reste du film retrace la vie pleine de dépit et de culpabilité de Robert Ford, qui pensait par son geste acquérir honneur et gloire, mais qui se retrouve affublé d’une image de traître et de lâche, jusqu’à être condamné dans une chanson à succès à la gloire de Jesse James et dont le refrain répète à satiété « the dirty little coward Robert Ford ».
Comment dire ? Si la définition du western est de se passer aux USA entre la Guerre de Sécession et la Guerre de 14, avec des types à cheval qui tirent des coups de revolver, alors c’est un western. Si on prend une autre définition - n’importe laquelle -, je ne sais pas ce que c’est, mais sûrement pas un western. On entre, sous couvert d’une trame quasi journalistique, dans la psychologie des personnages qu’on imaginait davantage chez Bergman ou chez Antonioni. D’ailleurs en l’occurrence, il faudrait probablement parler de psychiatrie plutôt que de psychologie, pour ce panel étrange d’humanité. Entre des gangsters de base, gens simples du crime qu’en d’autres temps on aurait appelé simplets, paralysés par la peur sous une façade de grande gueule vindicative, et un chef psychopathe, paranoïaque manipulateur, virant avec l’âge au dépressif suicidaire, on navigue dans les hautes sphères de la pathologie.
Si le projet était de désacraliser le mythe de Jesse James, le bandit au grand cœur, la mission est accomplie. Si la mission, au-delà d’un désir destructeur, et une fois abandonnée l’idée saugrenue de réaliser un western, était de chercher à comprendre les ressorts d’une folle cavale ayant entraîné un groupe d’hommes autour d’un chef charismatique, ou au moins de comprendre comment de cette histoire a pu naître un mythe aussi puissant, on est par contre très loin du compte. Alors OK allons-y, acceptons une bonne fois de faire dans l’étude de psychopathologie, qu’on s’en débarrasse. Après tout, on avait bien trouvé un certain intérêt à « Vol au-dessus d’un nid de coucou », alors pourquoi pas.
Une fois ces bases posées et acceptées, on est un peu moins surpris, ne serait-ce que par la forme du film. Les lenteurs, les passages interminables d’une musique lancinante et répétitive, les liaisons abstraites d’un bout d’histoire à un autre, les séquences presque contemplatives d’une nature brute vue davantage du côté de la fange boueuse que de l’horizon paisible, les vêtements dépenaillés à souhaits, les brusques changements d’humeur, les bascules du rire des personnages au glauque d’une tuerie sordide, … tout est à l’échelle. Et tout cela ne retrouve de cohérence que dans le champ des errements de l’âme de tout ce petit monde. On est loin des épopées héroïques et des faits d’armes glorieux. On est à l’échelle de la violence, gratuite ou non, de la déraison qui devient la seule raison restante d’une âme torturée. Car de même qu’on a pu dire que le désordre est ce qui persiste tant qu’on n’y a pas encore trouvé d’ordre, cette déraison-là n’est que qui n’a pas encore été compris de l’intérieur d’une tête en désordre, ou plus précisément dans laquelle on n’a pas encore compris l’ordre particulier qui y règne. Et le film est là justement pour cela, pour nous faire approcher cet ordre qu’on ne peut se résoudre à imaginer absent.
Remarquez, on a tout notre temps pour ça. Le film dure environ 2h35 sous sa forme réduite qui est diffusée. Le projet initial le prévoyait pour 4 heures, ce qui aurait sans doute de mieux comprendre encore les choses. Mais finalement, en 2h35, on se fait déjà une petite idée.
En tout cas, ceux qui verront le film en salle devront s’en contenter. Les heureux veinards qui se verront offrir le DVD (l’acheter soi-même prouverait probablement qu’on a déjà saisi, pour le vivre de l’intérieur, les extrémités d’insondabilité que peut atteindre une âme tourmentée, prouvant par là même que l’on n’a pas l’usage de la leçon du film) auront peut-être droit un jour à une version longue. A ceux-là, juste deux mots : bon courage, et bonne chance !
Un petit mot quand même sur la qualité des acteurs. Il est vrai qu’il est un peu difficile de s’extraire de l’ambiance du film pour s’intéresser spécifiquement au jeu des interprètes. Pourtant, avec un bon café, et un peu d’entraînement, on parvient à reprendre un peu de la distance suffisante. Et là, c’est la bonne surprise. Evidemment, on ne va pas ici pouvoir tester leur verve comique, leur souffle épique. Non, c’est dans leur art de l’adaptation et à l’expression des vicissitudes de l’âme, en particulier au travers du filtre exigeant de la « simplicité » qu’on va pouvoir les attendre. Brad Pitt est à ce jeu étonnant de versatilité, de bascule subite, de questionnement retors. Casey Affleck n’est d’ailleurs pas en reste, dans le registre de l’évolution de la timidité vers une forme de maturité, puis de culpabilité. C’est d’ailleurs peut-être par lui que le film retrouve une certaine cohérence. Par cette lente évolution qui s’étend de l’admiration puérile jusqu’au passage à l’acte, au « meurtre du père », diraient les freudiens patentés, à la pulsion de mort, à la culpabilité.
S’il est un personnage qui, dans ce monde en déserrance, rejoint une forme de « normalité », nous apprend quelque chose de nous-même, de notre façon de nous construire face au monde, de réussir, de nous tromper, d’échouer, c’est bien Robert Ford. Y a-t-il vraiment lâcheté dans cela ? Peut-être. Mais c’est probablement alors de notre lâcheté à tous qu’il est question, de celle qui fait que devant la vie, on avance, on biaise, on ruse, on regrette … Seuls les héros sont monstrueux dans leur monolithisme. Les gens normaux sont de cette pâte hétérogène de ceux qui se collettent avec la réalité. Et cette pâte-là, elle peut sûrement s’appeler lâcheté ; elle peut aussi s’appeler doute, ou courage.

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