Au magasin des antiquités, il y a toujours, sous quelques centimètres de poussière et sous quelques cartons à chapeau, un petit truc qu’on avait oublié. Au temps de la cheminée à bois, ou aurait dit « un truc de derrière les fagots ». Aujourd’hui on dirait peut-être « de derrière le convecteur », mais ça reviendrait un peu au même. Et dans la grande entreprise de nettoyage du grenier de ses vieilleries oubliées, voilà qu’émerge, pour peu qu’on ne craigne pas de se souiller les manches, un petit film abandonné de Lewis Allen en 1954, avec un Franck Sinatra aussi jeune que mince, voire osseux. Pas de quoi tomber à la renverse, mais une petite chose qui vous fait délaisser la poursuite du grand ménage et vous installer pour une petite pause dans le canapé. Le mange-disque n’a pas vraiment faim, mais il ne refuse pas de participer à l’interlude. Un petit apéro et c’est parti. On se remettra à la tâche un peu plus tard.
Affiche Belgique (trouvelefilm.com)
Affiche USA (en.wikipedia.org)
Côté crédibilité, l’histoire ne fait pas dans la dentelle, avec moultes invraisemblances, mais qui finalement ne sont pas si rédhibitoires. Après tout, le sujet ne semble pas vraiment tenir dans une intrigue quelconque, mais plus dans la confrontation des personnages qui se découvrent, se jaugent, s’influencent, se justifient. On est quasiment dans une pièce de théâtre, où les situations doivent être plus évocatrices que démonstratives. Il n’y a aucune enquête, et quasiment pas de suspens puisque la fin est connue d’avance : nul président n’a encore été tué à l’époque (en 1954, on est encore quelques années avant l’attentat contre Kennedy). Pourtant, le thème est visiblement dans l’air. A se demander si Oswald n’a pas vu le film avant de se lancer tant les similitudes sont frappantes.
On n’a pas non plus d’explication sur les motivations des commanditaires. Baron n’est que l’homme de main, soucieux de bien faire le travail pour lequel il a été embauché. Non seulement il se décrit comme un bon professionnel relevant le challenge du top de l’attentat, mais il n’est pas sans une certaine réflexion sur les conséquences de son geste : après tout, à la seconde où le président mourra, un autre prendra sa place, ainsi vont les institutions, alors en quoi la disparition de celui-ci changerait-il quoi que ce soit à la stabilité du pays ? … Au pays de la libre entreprise, Tueur à Gages est un simple métier, honorable parmi d’autres, dont la difficulté justifie à la fois le salaire et le respect. Aucune émotion là dedans, si ce n’est la fierté de faire un métier difficile, complexe, et de le faire en bon professionnel. D’ailleurs, les victimes collatérales, si elles doivent exister, se doivent d’être les moins nombreuses possible. Ce n’est pas qu’une émotion l’empêche, mais plutôt que pour qui fait métier de tuer, chaque vie ôtée mérite salaire, et que la rémunération est ici liée au meurtre du président. Pourquoi faudrait-il travailler sans rétribution si ce n’est pas indispensable à la mission payée ? Logique implacable …
Parallèlement, l’Amérique se vit aussi comme le pays des valeurs humaines et de la responsabilité individuelle : la police n’a qu’une devise, « To protect and to serve », alors Tod Shaw, comme ses collègues otages n’aura qu’un objectif, protéger (le président, la faible femme, l’enfant innocent) et servir (sa mission, son pays). Plus, le respect de l’ordre repose sur la responsabilité de chacun, donc chacun des otages est un peu en position de policier adjoint, de justicier brave et sans état d’âme.
D’ailleurs les états d’âme d’Ellen qui refuse à son fils le contact avec les armes à feu en souvenir de son mari, mort en mission pour son pays, sont rapidement balayés par l’importance de l’enjeu et le courage de l’enfant coaché par le Sheriff : « Ce ne sont pas les armes qui sont mauvaises, c’est la façon dont on s’en sert qui peut l’être ». On est 50 ans avant la charge de Michael Moore et de Columbine …
Côté acteurs, on est bien dans un mélange des années 50 et d’une scène de théâtre. Certains sont d’une sobriété étonnante quand d’autres sont dans l’emphase. James Gleason et Willis Bouchey font dans la simplicité, peut-être un peu exagérée, mais pas tant que ça après tout. Nancy Gates nous la joue dramatique, la souffrance expressive, équipée de ce grand cri hystérique lors des coups de feu que le cinéma états-unien semble avoir inventé pour servir de paquetage à tout acteur femelle de ces années là. Kim Charney, dans son rôle d’enfant courageux et discrètement désobéissant, cabotine comme au meilleur des séries B : un modèle du genre. Sterling Hayden est encore une fois dans cette distance qui lui donne l’air de ne pas trop savoir ce qu’il fait là : on m’a dit de dire mon texte alors je le dis, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Au risque de heurter les fans du genre, il n’est pas sans évoquer Jean-Pierre Léaud et son jeu « distancié ». Pas de mystère s’il a été choisi pour le rôle titre de Johnny Guitar, le seul western « nouvelle vague » à ma connaissance. Pour ceux qui aiment, ça doit être intéressant. Pour les autres, Sterling Hayden reste une énigme. En tout cas, on est loin de l’expressivité de Franck Sinatra qui cherche à donner un peu de corps et d’âme à son personnage malgré l’environnement somme toute assez pauvre.
Au bout du compte, quelques bonnes choses dans une enveloppe de série B bien soutenue par un Sinatra qui sort du lot. Et puis, à voir aussi pour l’aspect anthropologique de l’homo americanus post belum para maccarthum, dévidant toute sa rhétorique patriotique, même si on se demande s’il ne faut pas en lire entre les lignes une critique plus acerbe qu’il n’y parait.
Bon, avec tout ça, y’a encore pas mal de cartons à chapeau à dégager du grenier, et ça va pas se faire tout seul. Hardi petit ! Au boulot !