Poezibao publie en trois jours cet article d’Olivier
Goujat, consacré à Edmond Jabès.
Double rappel à ce sujet : la revue Europe
vient de faire paraître dans son numéro d’octobre 2008 (n° 954), un dossier
consacré à Edmond Jabès, dossier coordonné par Didier Cahen. Olivier Goujat y
signe un article intitulé « ça suit son cours d’encre » et le présent
article, « au pli du dialogue », en est un pendant, plus étoffé.
Par ailleurs, Didier Cahen sera lundi soir l’invité d’Alain Veinstein dans l’émission
Surpris par la nuit (Contresens – actualité de la poésie), à 22h15 sur France Culture.
Poezibao proposera l’ensemble de cet article après la
parution de son troisième volet sous forme de fichier PDF téléchargeable.
au
pli du dialogue, 1
par Olivier Goujat
Dans la double dépendance du dit, le second volume du Livre des Marges paru à la fin de l’année 1984, collige, comme Ça suit son cours dix ans plus tôt, nombre d’interventions amicales, mais aussi éthico-politiques, en un ensemble plus disséminé et plus varié que l’opus précédent. Ce qui ne signifie pas que ce livre soit moins cohérent. Au contraire, comme pour chaque ouvrage de Jabès, sous l’apparence d’une répétition ou prolongeant un geste initial, le livre s’invente un tout autre dessein. Mais, à la différence des autres cycles jabésiens, Le Livre des Marges intègre à sa structure un écart temporel notable, dix années durant lesquelles l’auteur mène à bien un cycle (Les trois tomes du Livre des Ressemblances) et en entame un second (Le Livre des Limites, qui compte quatre livres, et dont Le petit livre de la subversion hors de soupçon (1982) et Le Livre du Dialogue (1984) constituent la première moitié)[1] Si Ça suit son cours servait de “marche“ ou de bordure pour qu’une coupure ait matériellement lieu entre le cycle du Livre des Questions et celui, à venir, du Livre des Ressemblances, Dans la double dépendance du dit s’insère au centre du cycle du Livre des Limites comme s’il en constituait le pli. Peut-être même détermine-t-il le nombre des livres de ce cycle, dont le nom n’apparaît pas sur la couverture des livres, mais seulement après coup, dans la liste des ouvrages du même auteur située au verso de la page de titre du Livre du Partage, la quatrième et ultime partie du Livre des Limites. Ce dernier est le seul cycle, avec le Livre des Marges[2], à compter un nombre de livres pair. L’étude de Dans la double dépendance du dit doit donc en premier lieu interroger ce statut anomal de livre situé dans la « double dépendance » de deux cycles, à la fois en position de marge externe et de limite interne, puisque l’originalité de ce deuxième volume est de revendiquer la notion de pli, tout aussi profuse, nous le verrons, que s’est avérée la notion de marges. Au-delà d’une étude structurale de la façon dont Edmond Jabès plie et relie ses ouvrages, la notion de pli ouvre la pensée du livre qui est toujours chez Jabès une pensée autre de l’homme. L’analyse, au travers du Livre des Marges, de l’amitié littéraire d’Edmond Jabès et de Michel Leiris nous montrera comment ces deux auteurs ont, chacun à leur manière, plié l’homme au livre.
Livre redoublé ou livre
dédoublé ?
La position chronologique particulière de Dans la double dépendance du dit rend cet ouvrage non seulement
dépendant du premier Livre des Marges
mais également du Livre des Limites,
dont il partage, on va le voir, plus d’un trait commun. Le considérer comme un
« livre-pli » ne relève d’ailleurs pas de la simple conjecture, mais
d’un dessein explicite. Son architectonique est significative : passé l’ « avant-dire », un pli
central, comme celui d’un cahier, referme l’une sur l’autre deux parties
sensiblement égales[3].
Leurs titres renvoient symétriquement l’un à l’autre comme suivant l’axe de la
pliure : « Les plis du jour »/ « Les jours du
pli ». Cependant, la ressemblance est imparfaite : le singulier et le
pluriel des noms forment un chiasme qui trouble le simple renversement d’un
titre sur l’autre. Le pli marque donc une limite interne, comme il le fait, à
une autre échelle, pour le cycle du Livre des Limites, dans lequel il relie
et articule, de l’extérieur et comme imperceptiblement, Le Livre du Dialogue (1984) au
Parcours (1985). De la sorte, le deuxième volume du Livre des Marges ne se contente pas de succéder au premier, et dans
un geste de ressemblance, de le redoubler[4]
mais s’inscrit dans une temporalité d’écriture autre, plus restreinte, celle du
cycle où il s’entremet, limite hors cycle, hors Livre, mais cependant pas hors
du livre, bien que bordant, selon les plis, le jour. Car Le Livre des Marges fait d’abord ajour : il ouvre sur le
temps, le quotidien de l’écriture, qui est un quotidien partagé. Extraits
d’allocutions, réponses à des enquêtes, hommages, carte blanche... Davantage
sollicité, l’écrivain est de plus en plus en position de répondre, de
s’entretenir, de dialoguer, de porter en dehors du livre sa parole, qui en
revient toujours au livre, non comme à son repli, mais comme à son risque.
Cette parole de Jabès, ce « dit » qui se prête à la règle du jeu des interventions
orales, du journalisme, des hommages, des thèmes et mélanges, n’échappe pas à
la « mise »[5]
de l’écriture et nourrit le livre qui fait feu de tout bois. Il y a bien en ce
premier sens une « double dépendance du dit » de Jabès qui répond du
jour tout en répondant à l’exigence de son pli. D’autre part, ce volume du Livre des Marges se présente comme un
livre de la fidélité, qui prolonge les hommages et les dialogues engagés dans Ça suit son cours. On retrouve des
textes consacrés à Gabriel Bounoure, Roger Caillois, Max Jacob, Michel Leiris,
Maurice Blanchot, tandis que s’affirment des présences encore assez discrètes
dans le premier livre : Emmanuel Lévinas, Claude Royet-Journoud,
Anne-Marie Albiach, Rosmarie Waldrop, Joseph Guglielmi. Notons au passage que la
référence à Jacques Derrida, centrale dans Ça
suit son cours, n’est pas réitérée.
Le pli est une frange de contact, qui soumet à la loi du vis-à-vis, de l’être
en regard, du toucher ou du noli me
tangere, de la double imprégnation. Le pli ajointe bord à bord un même
élément générique, une même nature indivisible[6].
Mais il implique un creux et une mobilité centrale qui ne rompt pas, ne fait
pas coupure, établit plutôt une ouverture, la possibilité d’un rapprochement ou
d’un éloignement, d’une mise en regard, d’une altération du même. Le pli
constitue donc un obstacle interne par lequel il faut en passer pour pouvoir
penser la jointure, l’interdépendance, la communauté du lien. Le pli est aussi
une loi d’existence, d’exposition. Un mot pourrait, en première analyse, se
substituer au mot pli : celui d’ « amitié » (ou, sur un
mode lévinassien, celui de « responsabilité »). Le titre de la
première partie de Dans la double
dépendance du dit aurait alors pour sens : « les amis qui
partagent le jour », le quotidien de l’écrivain (et on y trouve
rassemblés, essentiellement mais pas seulement, des écrivains plus jeunes que
Jabès[7]) Le titre de la
seconde partie pourrait également s’entendre comme « les jours (le
cours) de l’amitié » c’est-à-dire le temps poursuivi de la lecture et du
dialogue avec des écrivains déjà rassemblés dans Ça suit son cours, ou déjà réunis dans « l’amitié » de
Blanchot, amitié que l’on peut prendre indistinctement comme vocable et comme
titre, mais qui est, à n’en pas douter, l’une des matrices du Livre des Marges. À ce propos, on
remarquera une nouvelle structure symétrique recherchée par l’auteur :
dans Ça suit son cours, « La
condition du jeu », texte consacré à Michel Leiris, précède
« L’inconditionnel », offert à Maurice Blanchot, et les deux textes
sont divisés chacun en sept sections. Dans le second volume du Livre des Marges, à peu près au même
temps du cours du livre, soit peu avant la fin, se succèdent « L’épée
nue », pour Leiris et « L’inconditionnel II », pour Blanchot.
Deux manières de remarquer que « ça suit son cours » comme le répète
la dernière page de Dans la double
dépendance du dit : Jabès poursuit sa lecture, son dialogue avec les
écrivains de sa génération ou avec ceux qui la devancent, et entre en relation,
engage le dit dans l’entretien avec une génération nouvelle qui se tourne vers
lui et plie/ouvre autrement le jour. Cependant, cette interprétation du mot
« pli », si elle semble pertinente pour comprendre la structure du
livre de Jabès, ne l’épuise pas et demeure même en deçà de ce que ce mot est à
même de creuser. Car s’il y a un sens certain à substituer l’amitié au pli, le
risque que l’on encourt est peut-être de perdre de vue le livre, ce que toute
l’œuvre de Jabès nous interdit de faire.
Dans la double dépendance du dit
nourrit des liens serrés avec Le Livre du
Dialogue, paru la même année. En premier lieu, les titres des livres sont
très proches, « la double dépendance du dit » pouvant s’entendre
comme un dédoublement, une paraphrase de la notion d’entretien ou de dialogue.
En effet, Le Livre du Dialogue
s’écrit sur le défaut de son thème, de même que Dans la double dépendance du dit creuse cette faille thématique,
fait l’expérience du dedans du
dialogue, du vide et du silence à la pliure des voix. Les livres de Jabès
abritent en effet le plus souvent une multitude de voix. Leur dit est pluriel,
ce qui s’entend, puisque la question entraîne une réponse qui la relance. Dans la double dépendance du dit, par le
biais des citations suivies du nom de leur auteur, renoue avec le jeu de la
communauté des voix juxtaposées sur une même page. Le commentaire que leur
ajoute le plus souvent, mais pas toujours, Jabès, mime le dialogue. L’effet de
cette dissémination de noms et de voix dans le livre est d’accroître les
résonances, les consonances, les jeux d’échos, d’effacer un tant soit peu le
nom de l’auteur au profit de ceux de ses hôtes de manière à tendre vers un
anonymat que semble réclamer le livre[8].
De fait, Le Livre des Marges tout
entier est conditionné par une éthique et une problématique du dialogue, qui se
rejoue d’une tout autre manière dans l’ensemble du Livre des Limites. Ces fictions de la mise en présence, les
questions suivies d’une réponse qui ouvre la question, ou celles qui suscitent
un silence lui-même ouvert sur l’expérience du livre ne sauraient en aucune
façon constituer un dialogue au sens strict[9] Les dialogues des
rabbins et de leurs disciples, portent bien la question d’un savoir, par le
biais d’une hiérarchie des voix qui parfois se renverse, mais le savoir de la
question demeure à l’état de question. Le dialogue ne rejoint pas son modèle
grec, les rabbins de Jabès ne sont pas des maïeuticiens. Les voix tiennent
ensemble dans le livre, entretissent tout un réseau textuel, mais ne forment
pas à proprement parler un entretien. Le
Livre du Dialogue s’ouvre sur l’affirmation que l’interrogation n’est que
l’ « avant-mont » du dialogue[10],
et il tourne autour d’un dialogue qui n’a de fait pas lieu. Dans le livre, le
dialogue est toujours césuré de silence et les voix sont renvoyées à leur
solitude, à l’impuissance de la parole, ce qui, paradoxalement n’empêche pas le
dialogue de se poursuivre,… mais il faut l’entendre dans le sens de
« courir à sa suite » ou de « suivre son cours »…
Il y a une responsabilité du livre, une éthique du livre qui retient de l’homme
son autre, dans un vis-à-vis où le pli est recreusé par la mort, l’absence, le
silence, l’impossible réponse. Dans le Livre
du Dialogue, le dialogue n’a pas lieu[11]
pour différentes raisons. D’abord parce que la scène autour de laquelle se
bâtit le livre est située dans un lieu à la fois familier et étrange : le
bureau de l’écrivain tel qu’il se dessine « en rêve », comme nous
l’indique le titre de la section du livre. Le réel de la localisation est barré
par l’utopie de l’onirisme. La valeur vocative de la parole est amuïe par le
silence de l’écriture. C’est ce silence que l’écrivain oppose à la demande
d’une jeune femme qui le subjugue : elle prie l’écrivain de lui donner son
nom. Personnage mort-né, créé par l’écrivain et sitôt disparu parce que
celui-ci ne peut le nommer, ou revenant tentant d’accéder de nouveau à
l’incarnation à partir du verbe ? Toujours est-il que le silence et la
statique de l’écrivain s’opposent à l’instabilité, à l’évanescence de cette apparition,
qui d’emblée désespère de la réponse. C’est une figure du Tout qui se confronte
au Rien d’une fiction. C’est la motilité de l’image que perce
l’ « épée nue » du silence responsable. Cette femme s’entremet
le temps d’un rêve comme la mort dans la vie et ce faisant conditionne la loi
du dialogue au pli du livre. Si Jabès note l’étrange familiarité de cette
femme, s’il insiste sur la douceur de sa voix, sur le caractère implorant de
son regard, c’est qu’il se trouve saisi par cette demande féminine. C’est une
scène intime, peut-être moins un rêve qu’une rêverie, celle d’un écrivain qui
ne se promène pas mais se prédispose, dans un fauteuil, à son travail
d’écriture. Scène qui a des résonances dans son œuvre (ce n’est pas le premier
personnage mort-né, ou le premier revenant de l’œuvre de Jabès) autant que dans
sa vie. Ce n’est pas non plus le seul rêve de l’œuvre. Dans Cela a eu lieu[12]
la présence féminine qui accompagne Jabès enfant au travers du Louvre – lieu là
encore tout autant réel que rêvé – est celle, plus explicite, de la sœur aînée,
de la sœur perdue. S’il y a un centre introuvable dans l’œuvre de Jabès, c’est
le deuil, s’il y a fondamentalement un dialogue interrompu, qui n’a plus de
lieu, sinon crypté au pli du livre, c’est ce dialogue fraternel. La littérature
est ce droit à la mort.
contribution Olivier Goujat
à suivre demain
[1]
Pendant cette période
de dix années, Jabès fait également paraître Récit (éd. Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut,, 1980) et Du Désert au Livre, entretiens avec
Marcel Cohen (éd. Pierre Belfond, Paris, 1981), sans compter quelques livres
d’artistes et des plaquettes de poésie ; son activité éditoriale
s’intensifie donc nettement.
[2]
Cependant, l’œuvre de
Jabès est un work in progress et ne
peut être arbitrairement clôturée : Le
Livre des Questions, avant de compter sept livres, fut tout d’abord conçu
comme une trilogie. Par ailleurs, Le
Livre des Marges, dans l’esprit d’Edmond Jabès, devait compter un troisième
volume, dont une esquisse est parue après sa mort (Cf. E. Jabès, Bâtir au
quotidien, éd. Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 2000).
[3]
Structure, qui d’emblée,
constitue une nette variation par rapport à Ça
suit son cours : les effets de répétitions, d’un livre à l’autre,
s’articulent tout autrement. Pour paraphraser Jabès : ce n’est pas le même
livre, c’est le livre même.
[4]
La table des matières
de Ça suit son cours est une suite de
sections, alors que celle de Dans la
double dépendance du dit organise les siennes en deux grandes parties.
[5] Cf. Edmond
Jabès, Dans la double dépendance du dit,
éd. Fata Morgana, Fondfroide-le-Haut, 1984, « La mise », p. 14.
[6] Cf. Claude
Royet-Journoud, Les natures indivisibles,
éd. Gallimard, Paris, 1998.
[7] Parmi ceux qui ne sont pas
cités dans Ça suit son cours figurent
Marcel Cohen et Didier Cahen, qui vont jouer un rôle majeur dans la
connaissance par un plus large public de l’œuvre de Jabès.
[8] Sur l’anonymat, cf. Dans
la double dépendance du dit, p. 22.
[9]
Cf. Edmond
Jabès, Le Livre du Dialogue,
pp.58-63. L’alternance des questions et des réponses prédomine. Dans
« Carnet 1 », la section nommée “ À cette limite
insoupçonnée “ semble au plus proche du dialogue ; mais là encore
celui-ci est césuré, chaque voix étant isolée par un blanc. Le texte s’achève
sur un long monologue qui nous révèle que le dialogue n’était sans doute
qu’endeuillé et fictif : « Ô silence ! Je m’adresse à moi-même,
à travers toi et je ne reconnais pas ma voix » (p. 62).
[10] Op. cit., p.66.
[11]
Cf.
Edmond Jabès, Le Livre du Dialogue,
éd. Gallimard, Paris, 1984, pp. 35-40. Également Richard Stamelman, « Le
dialogue de l’absence », in Écrire
le livre autour d’Edmond Jabès, actes du Colloque de Cerisy, textes réunis
par Richard Stamelman et Mary Ann Caws, éd. Champ Vallon, Seyssel, 1989, pp.
201-217 ; et Didier Cahen, Edmond Jabès, pp. 94-96 et pp. 271-277.
[12] Edmond Jabès, Cela a eu lieu, éd. Fourbis, Paris,
1993.