Il me semblait en effet que l'on ne peut pas expliquer le contentieux colonial de la France avec les trois pays du Maghreb en mettant sur le même plan les deux formes de domination qu'ils ont subies : colonisation de peuplement pour l'Algérie, protectorat pour le Maroc et la Tunisie. Cela nuit à la bonne compréhension de l'histoire, et partant fausse les représentations que les deux parties en présence s'en font.
La discussion qui a suivi, marquée par un profond désaccord, aurait pu en rester là.
Mais Mathieu L a décidé, comme il l'avait annoncé, du reste, à son retour des Rendez-vous de l'Histoire de Blois, de rendre compte de certaines des conférences auxquelles il avait assisté et qui avaient trait à l'évolution de l'historiographie en matière coloniale, se fondant sur l'idée, pour le moins discutable avec l'expérience que j'en ai eue, selon laquelle l'histoire coloniale est enseignée en France d'une manière trop flatteuse pour le colonisateur.
Il a ainsi fait sienne l'analyse de Benjamin Stora, historien contemporaniste spécialiste de la Guerre d'Algérie, peu suspect de colonialisme, qui posait ceci :
« Il est aujourd'hui totalement inconcevable de comprendre les raisons de la croissance européenne depuis le XVIe siècle sans prendre en compte l'existence des empires coloniaux. Le rôle des empires durant les conflits mondiaux en est une preuve flagrante. »
Voici ce que j'ai répondu en commentaire, estimant que cette vision, archétypique de l"« historiquement correct » dénoncé assez justement à mon sens par Jean Sévillia dans son essai éponyme, faisait de l'Europe une simple « prédatrice », omettant de dire que c'est grâce à sa propre évolution qu'elle a pu dominer le monde :
J'ai une objection d'ordre logique [à la vision de Benjamin Stora], qui fait de la colonisation européenne la cause de la croissance européenne et non sa conséquence. Car, même si je ne doute pas que la conférence de Benjamin Stora était plus développée que le résumé synthétique que tu en donnes, il manque à sa thèse un facteur capital : le caractère endogène de la croissance européenne.
C'est parce que, à partir du XIe siècle, l'Europe, avec la Réforme grégorienne ou « Révolution papale » (dont la Renaissance et paradoxalement la Réforme sont les lointaines conséquences), a commencé à vouloir connaître le monde pour agir sur lui, que la croissance européenne a été possible. Et c'est cette croissance qui a permis, à partir du XVe siècle, que l'Europe ait les moyens de sillonner les mers à la recherche de routes commerciales, de richesses, de terres, et, effectivement,... d'esclaves.
Comment l'Europe aurait-elle pu se projeter hors du Continent si elle n'avait pas d'abord connu une croissance qui lui permettait de dégager suffisamment de richesses pour construire des bateaux, leur allouer des ressources économiques, technologiques, humaines, là où c'était impossible auparavant ?
C'est l'avènement de l'Europe en tant que pôle majeur de puissance qui lui a permis de s'étendre à d'autres continents. Que cette emprise ait entretenu la croissance européenne est indéniable, eu égard au rôle déterminant de la traite négrière dans la mise en valeur des colonies en Amérique. Mais sans une croissance endogène préalable, l'Europe n'aurait jamais pu mettre en place le commerce triangulaire, qui présupposait un développement qui n'était pas le sien avant.
Cette objection étant posée, la croissance endogène que j'ai mise en avant doit nous conduire à regarder d'un œil plus bienveillant l'avènement de l'Europe. Si elle a dominé le monde, c'est qu'elle était la plus forte, pas parce qu'elle a pillé les ressources du monde pour y parvenir. Cela n'est intervenu que dans un second temps.
Roman Bernard
Criticus est membre du Réseau LHC.