Le Dogme de la grâce

Par Zacharias

Le Dogme de la grâce

de

Jean-Martin Moye [1]

(1730-1793)

Chapitre I

Définition de la Grâce

Il y a peu de personnes qui aient une juste idée de la Grâce. On la confond avec les faveurs temporelles ou avec les dons et les talents naturels. On dit en parlant de ces sortes d'avantages : " Dieu m'a fait une grâce... ". Mais ce ne sont pas là des grâces. Il y a une grande différence entre la Grâce et les biens de ce monde.

La Grâce est un don surnaturel accordé gratuitement à l'homme en vertu des mérites de Jésus-Christ pour l'aider à faire le bien et éviter le mal, le sanctifier, et lui faire mériter la vie éternelle.

1° La Grâce est un don de Dieu, une faveur, un bienfait accordé à la créature.

2° C'est un don surnaturel ; il est au-dessus de la nature ; il ne vient point de la nature ; il n'est point dû à la nature.

3° Il est gratuit, parce qu'on ne peut point le mériter. Car si on pouvait la mériter la Grâce serait une justice et une récompense, et non pas une grâce : Si autem gratia, jam non ex operibus, alioqui gratia jam non esset gratia (Rm 11,6). Ce n'est donc point pour nos mérites que la Grâce nous est accordée, mais par les mérites de Jésus-Christ, qui nous a mérité toutes les Grâces du salut par sa Mort et sa Passion.

4° La Grâce nous est donnée pour nous aider à éviter le mal et faire le bien, parce que la nature étant tombée par le péché d'Adam, elle est trop faible pour surmonter ce penchant qui l'entraîne vers le mal, et pour vaincre la difficulté qu'elle a pour le bien. Il faut pour cela que Dieu la soutienne et qu'il lui donne une force divine qui l'élève au-dessus de sa faiblesse naturelle, la rende capable d'agir d'une manière surnaturelle, et faire des œuvres dignes de lui et méritoires de la vie éternelle. Et c'est cette aide, ce secours, cette force divine que l'on nomme proprement Grâce. Sans cette Grâce nous ne pouvons rien par rapport au salut ; avec cette Grâce nous pouvons tout. Ce n'est qu'avec cette Grâce que nous pouvons mériter le Ciel. Les Grâces ont pour fin le salut éternel, au lieu que les biens temporels ne sont donnés prochainement que pour les besoins du corps et les nécessités de la vie présente.

5° Pour le sanctifier et lui faire mériter la vie éternelle : car quoique la seule Grâce habituelle puisse nous justifier et nous mériter le Ciel, cependant toute Grâce tend à la justification et au salut éternel.

Chapitre II

Explication du terme Surnaturel

Comme c'est de l'intelligence de ce terme de surnaturel que dépend la juste idée que l'on doit se former de la Grâce, il est nécessaire d'en donner une explication plus étendue. Pour mieux comprendre la signification du terme de surnaturel que l'on donne à la Grâce il faut remarquer qu'il y a trois sortes de biens que Dieu peut accorder à ses créatures, savoir : les biens temporels, qui sont les biens de ce monde, les richesses, les honneurs, et les plaisirs ; les biens naturels, qui sont les talents que nous avons reçus de la nature, l'esprit, le jugement, la mémoire, la santé, la force, la beauté, ou ceux que nous avons acquis par l'art, comme la science, l'éloquence, l'adresse ; et les biens surnaturels sont ceux qui viennent immédiatement de Dieu, et qui nous sont donnés pour la sanctification de notre âme et pour nous faire mériter la vie éternelle, comme les inspirations, les pieux sentiments, et toutes les grâces du salut.

On appelle la Grâce un don surnaturel pour la distinguer des avantages temporels et des dons naturels. On nomme naturel ce qui est attaché à la nature, et surnaturel ce qui est au-dessus de la nature ; on nomme naturel ce qui vient de l'homme, et surnaturel ce qui vient de Dieu.

L'Écriture sainte nomme quelquefois la Grâce simplement l'esprit, parce que c'est le Saint-Esprit qui est l'auteur et le distributeur de la Grâce, et que c'est dans l'âme qu'elle opère. Elle donne à la nature le nom de chair, parce que c'est surtout dans la chair que les impressions de la nature se font sentir, selon ces paroles de saint Paul : " Je ressens dans mes membres une loi qui s'oppose à celle de mon esprit " (Rm 7, 23). Ainsi Jésus-Christ disait à ses Apôtres : " L'esprit est prompt, mais la chair est faible " (Mt 26, 41). C'est encore dans ce sens qu'il est dit que les enfants de Dieu ne sont point ceux qui sont " nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu " (Jn 1, 13).

Il est à propos de remarquer que par le terme de nature on entend assez ordinairement la passion, parce qu'on parle de la nature, non pas comme elle était en sortant des mains de Dieu, car elle était bonne et parfaite, mais comme elle est depuis le péché d'Adam, viciée et corrompue.

Cependant en parlant dans l'exactitude, la nature est distinguée de la passion. La nature est notre corps et notre âme avec ses facultés, l'entendement, la mémoire, et la volonté. La passion est le penchant que notre volonté a pour le mal. Ainsi la nature est bonne en elle-même, et la passion n'a rien de bon.

Mais comme la nature infectée par le péché originel est presque toujours passionnée, on confond la nature avec la passion.

Chapitre III

Que la Grâce est le principe de tous les sentiments

et de toutes les opérations surnaturelles

La Grâce est le principe de toutes les opérations surnaturelles qui se font en nous, comme la nature est le principe des opérations naturelles. Ainsi tout ce qui se fait par le principe et le mouvement de la Grâce est surnaturel et divin, et tout ce qui se fait par le principe et le seul mouvement de la nature est naturel et humain. C'est ce que le Sauveur disait à Nicodème : Quod natum est ex carne caro est, et quod natum est ex spiritu spiritus est (Jn 7, 6). " Tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui né de l'esprit est esprit ".

Quand l'homme n'agit que de lui-même et par ses propres forces, toutes ses actions ne sont que des actions humaines et naturelles. Mais quand c'est Dieu qui agit en lui et avec lui par sa Grâce, ses actions deviennent surnaturelles. Ainsi les lumières qui viennent de la Grâce sont surnaturelles, et celles qui viennent de l'esprit humain ne sont que naturelles. La science des Philosophes était naturelle, parce qu'elle venait de la raison humaine, au lieu que la science des Saints était surnaturelle, parce qu'elle venait de la Grâce.

Les connaissances naturelles s'acquièrent par l'étude et le raisonnement, et les connaissances surnaturelles sont celles qui viennent dans nous par l'infusion du Saint-Esprit qui les répand dans nos âmes. C'est de ces lumières surnaturelles dont l'auteur de l'Imitation parle lorsqu'il dit : Quanto aliquis magis unitus et interius simplicatus fuerit, tanto plura et altiora sine labore intelligit, quia desuper lumen intelligentiæ accipit (Imitation I, ch. 3, 14). " Plus un homme est recueilli et simple de cœur, plus il comprendra de choses sans peines, parce qu'il reçoit d’en-haut la lumière de l'intelligence ". Un seul rayon de cette lumière surnaturelle vaut mieux que toutes les sciences profanes. Dieu peut en seul instant et d'une seule vue, d'un seul coup d’œil, nous faire voir plus de vérités que les hommes ne peuvent nous en apprendre pendant des années entières. On l'a vu cent fois, et on le voit encore tous les jours, que des âmes simples et ignorantes dans les sciences du monde sont plus spirituelles et plus éclairées dans la science du salut et dans les voies de Dieu que les plus grands Philosophes.

Les vérités que la Foi nous apprend sont surnaturelles, parce qu'elles sont au-dessus de la raison et de la portée de l'esprit humain, et que c'est Dieu qui nous les a révélées.

Lorsque saint Pierre eut confessé la Divinité de Jésus-Christ, il lui adressa ces paroles : " Vous êtes bienheureux, Simon, parce que ce n'est point la chair ni le sang qui vous l’a révélé, mais mon Père qui est dans les Cieux " (Mt 16, 17).

Les sentiments que la Grâce nous inspire sont surnaturels, et ceux que la nature excite en nous ne sont que naturels. La dévotion qui ne vient que du tempérament ou des efforts de l'imagination n'est qu'une dévotion naturelle, et celle que la Grâce anime est surnaturelle.

La contrition qui n'est excitée que par des motifs humains, comme par honte ou le châtiment et la peine que nous craignons de la part des hommes, n'est qu'une contrition naturelle, qui ne peut point nous disposer prochainement au Sacrement de Pénitence ; il faut que la douleur de nos péchés soit inspirée par les principes de la Grâce, et excitée par les motifs surnaturels que la Foi nous propose.

L'amour du prochain n'est aussi très souvent que naturel ; et c'est quand on ne suit en l'aimant que son inclination, au lieu que l'amour surnaturel consiste à l'aimer en vue de Dieu, par principe de Grâce et de Religion. C'est de cet amour naturel que Jésus-Christ disait : " Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, et si vous ne faites du bien qu'à ceux qui vous en font, quelle récompense avez-vous droit d'attendre ? Les Païens en font autant " (Lc 6, 32-33).

[…]

Les mêmes actions sont naturelles dans les uns et surnaturelles dans les autres selon la différence du motif et du principe qui les fait agir. Car les actions les plus communes et les plus ordinaires, comme le boire, le manger, et le travail, si elles sont faites par un principe de grâce et en vue de Dieu, elles deviennent surnaturelles et méritoires. " Soit que vous buviez, soit que vous mangiez, soit que vous fassiez quelqu’autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu ", dit saint Paul. (1 Co 10, 3).

Les actions les plus saintes en elles-mêmes ne sont qu'humaines quand elles ne partent que d'un sentiment humain. Telle est par exemple l'aumône qui ne se fait que par une compassion naturelle et humaine, une Confession qui ne se fait que par une envie de décharger son cœur, pour communiquer ses peines, pour s'ouvrir à son Confesseur comme à un ami plutôt que comme à un Ministre de Dieu, une Communion faite pour se satisfaire, en se cherchant soi-même plutôt que Dieu, etc.

On voit par là la différence qu'il y a entre les bonnes œuvres naturelles et les bonnes œuvres surnaturelles, entre les vertus purement morales et les vertus Chrétiennes, entre les dons de la Grâce et ceux de la nature, entre les qualités humaines et les qualités divinement infuses ou acquises par le secours Divin.

*

[1] Ordonné prêtre le 9 mars 1754 par Louis de Montmorency-Laval, évêque de Metz, et soucieux d’aider les laïcs des paroisses à développer leur vie spirituelle, il se mit à écrire et à publier. Vers la fin de l’année 1762 Jean-Martin et un ami plus jeune, l’abbé Louis Jobal de Pagny (1737-1766), prêtre depuis septembre 1761, faisaient imprimer un manifeste anonyme de quelques pages sur le baptême des petits enfants, et spécialement des fœtus qui seraient en danger de mort. Cette feuille tirait certaines conclusions pastorales d’un ouvrage sorti à Paris en 1762, Abrégé de l’Embryologie sacrée, qui présentait la doctrine d’un moraliste sicilien, François Cangiamiglia.

Sa seconde publication, parue en 1764, était une réimpression avec commentaire d’un opuscule du cardinal de Bérulle (1575-1629), Élévation à Dieu sur le mystère de l’Incarnation. Moye composa ensuite un livre de taille, qui sortit à Metz en 1767, Recueil de diverses pratiques de piété. Une cabale qui se montait à Metz contre les initiatives de Jean-Martin Moye amena cependant le nouvel évêque, Louis de Montmorency-Laval, évêque depuis 1761, à intervenir. On accusait Moye d’imprudence dans son envoi de jeunes femmes dans des hameaux perdus, de rigorisme dans sa pratique du sacrement de pénitence, et d’injuste critique du clergé et des sages-femmes dans son pamphlet sur le baptême.

Par son grand vicaire, Mgr Bertin, l’évêque fit ordonner à Jean-Martin, en mai 1762, de suspendre les envois d’enseignantes volontaires dans les campagnes, sans pour autant renvoyer celles qui s’y trouvaient déjà. En même temps il nommait Moye vicaire à la paroisse de Dieuze. On lui reprochait d’interdire les bals campagnards qui étaient de coutume à l’occasion des fêtes de villages. On taxa d’hypocrisie sa pratique de prier quelque temps les bras en croix, chaque vendredi, devant des calvaires érigés le long des chemins. Son refus de l’absolution à des pénitents qu’il estimait sans contrition ou sans ferme propos était d’autant moins fait pour éloigner de lui le soupçon de jansénisme que, du temps de Henri-Charles de Coislin, évêque de Metz de 1697 à 1730, dont la famille était liée à Port-Royal, le diocèse avait toléré une morale rigoriste qui poussait à la sévérité dans l’administration des sacrements.

Cette fois, Mgr de Montmorency-Laval semble avoir pris l’accusation très au sérieux. En pleine semaine sainte de 1767, il suspendait Moye de toutes fonctions sacerdotales dans la paroisse de Dieuze, sans lui assigner un nouveau poste, mais aussi sans toucher à l’œuvre des campagnes. l’abbé Moye forma le dessein de quitter aussi bien la Lorraine que la France, de s’engager dans la Société des Missions étrangères de Paris, laquelle se spécialisait dans les missions d’Extrême-Orient, et de se porter volontaire pour la Chine. Il se rendit donc à Paris, où, à la date du 1 octobre 1768, on trouve son nom sur les registres de la Société des Missions étrangères.

En attendant son départ pour la Chine, Jean-Martin Moye retourna en Lorraine au printemps 1769. Il visita les religieuses, généralement appelées alors les Sœurs de Providence. Il prêcha des missions paroissiales dans le diocèse de Metz et dans la Grande Prévôté. N’ayant pas l’intention de revenir de Chine, il renonça, le 20 juin 1769, à sa part du futur héritage paternel. Avant de quitter la région, il remit au chanoine Raulin, avec mission de le faire publier, son ouvrage le plus théologique, Le Dogme de la grâce, travail qu’il avait sans doute composé à Dieuze et Saint-Dié, et dont il avait obtenu l’imprimatur de la Sorbonne en octobre 1768. Il lui laissa également un manuscrit plus court, Traité de l’esprit du monde. Tous deux furent publiés en 1774 à Nancy, sous une même reliure. Jean-Martin prêcha beaucoup dans toute la région des lacs, non loin de Dieuze. Dans les Vosges il prêcha à Ramberviller, à Charmes et dans les environs, notamment à Essegney, Chamagne, Rugney. Il prêcha aussi dans la région de Bitche, et à Chaligny, à Thésey, entre Nancy et Metz, où le jeune séminariste, Jacques Louyot, lui rendit visite, à Emberménil, au nord-est de Lunéville, où était curé Henri Grégoire (1750-1831), futur député aux États généraux, qui allait devenir évêque constitutionnel de Blois, et fut une grande figure chrétienne de la Révolution. Entre ses prêches dans les paroisses et ses entretiens avec les religieuses, Jean-Martin fit imprimer le texte de plusieurs causeries qu’il avait coutume de faire dans ses missions paroissiales : Instruction sur la manière de bien faire ses actions, Instruction pour les hommes, ...pour les garçons, ...pour les filles..., et sans doute d’autres qui ont disparu. Il traduisit en français quelques-uns de ses écrits chinois, notamment Trente-trois réflexions sur les trente-trois années que passa Jésus-Christ sur la terre, une Vie de Marie, un certain nombre de litanies, et quelques prières, notamment une Prière pour honorer les cinq plaies du Sauveur. Il meurt, le 4 mai 1793.

(Cf. Georges Tavard)