« . . . où l’on découvre, avec quelque perplexité, que la notion de crise, elle aussi, se dérobe . . . où l’on s’aperçoit combien les instruments classiques d’analyse sont émoussés et les supports théoriques vermoulus. . . où l’on finit par reconnaitre qu’il n’y a rien à attendre de la crise, ni salut, ni rédemption . . . et qu’il ne reste qu’à apprendre à piloter des engins hétéroclites au sein de « trous noirs » . . .
. . . les inquisiteurs ou thuriféraires de la crise la présentent soit comme une aggravation, soit comme une thérapeutique des états parasitaires . . . fiction indéfiniment reproduite qui fait à la fois de la crise l’apogée d’une infection et le commencement d’une cautérisation des plaies qui se sont ouvertes au flanc des corps sociaux. . . la crise peut alors tenir, au choix, le rôle de dérèglement infernal ou de mystique rédemptrice, elle se camoufle en instrument des profondeurs venant briser les effets de miroir de la surface . . . à ce jeu, la crise tombe elle aussi en miettes. . . c’est pour lutter contre sa propre crise, que la crise se réfugie dans le giron de l’économie . . . mais cet asile s’écroule également parce que la crise n’est pas seulement crise des contenus, mais aussi perte des références . . .
C’est alors que tout semble se jouer dans l’espace neutralisé de la circulation, lieu de reproduction absolue où s’expose néanmoins le risque de la rupture, de l’incident. Ne voit-on pas qu’en contrepoint, le référent productif est écarté à jamais d’un tel espace. . . avec la crise émergent dès lors des sédimentations organisationnelles qui réinsèrent pertes, fuites ou accidents – voire sabotage – dans des architectures de jeu. »
Ces propos sont extraits du livre poétiquement visionnaire d’Yves Stourdzé « Les ruines du futur » publié en 1979 (Cahiers d’ Utopie), réédité chez Sens et Tonka (1997). Il est vrai que ce livre décrivait déjà tous les enjeux de cette civilisation de l’information et des réseaux.
Au moment où les discours et commentaires actuels sont le plus souvent ineptes et sans perspective, cette analyse rejoint la critique radicale d’un Jean Baudrillard qui stigmatisait déjà l’endettement infernal des Etats Unis (du niveau familial au niveau fédéral). « L’Amérique est autant victime de la mondialisation que n’importe quel autre pays : personne n’est bénéficiaire de cette opération vertigineuse. ». C'est "l'économie en tant que telle qui est inéchangeable", et cette "insolvabilité" frappe également l'ensemble des autres systèmes. Ainsi se dessinerait, au-delà du constat de faillite des structures de sens, "une incertitude radicale". Ironisant sur cette constatation, Jean Baudrillard se demande "n'y a-t-il jamais eu de l'économique?". Dès lors que la marchandise s’émancipe de la production, dès lors qu’elle détermine sa valeur dans le cadre d’un système d’échange de signes quasiment émancipé du processus de production, la critique de l’économie politique devient impossible.
Philippe Muray rejoignait Baudrillard : « Notre univers est rempli de mots ou de notions qui continuent à courir comme des poulets qui ont le cou coupé. . . La déshumanisation ne se fait plus par les moyens de l’industrie, ce qui entraînait la révolte des masses ouvrières, mais par ceux du moderne sans cesse renouvelé, et tout le monde en redemande.»
On pense aussi à Walter Benjamin : «L'humanité qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens l'est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d'elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de premier ordre.»
Ces véritables penseurs nous en disent bien plus sur le monde dans lequel nous vivons que tous les commentaires médiatiques qui tournent en boucle sans jamais rien expliquer. Ils nous disent que la crise ne s’analyse pas ponctuellement (à chaque soubresaut), qu’elle ne désigne ni gagnants ni perdants, etc.
La crise est à analyser sur la durée, en termes de circulation généralisée, de virtuel, de jeux, d’accident, d’incertitude radicale, etc.
Et si tout cela fonctionne à la façon d’un trou noir, n’oublions pas qu’un trou noir est troublant.
Toutes les catégories et concepts que nous utilisons fonctionnent comme la lumière des étoiles mortes depuis longtemps : social, économie, politique, etc. Et nous sommes comme les insectes attirés par ces lumières, ou comme le type (aveugle) qui cherche ses clés sous la lumière d’un réverbère. « L’humanité présente les débats auxquels elle se réduit et qu’elle multiplie bruyamment pour ne pas voir que s’accroît le nombre de ce qui ne fait pas débat et à quoi elle s’asservit. » dit encore Baudrillard.
A lire sur ce site, trois articles récents (semaine du 13 octobre 2008) dans la rubrique société : http://c-possible.org/cp.cp?CPDoc=200568
Jean-Hugues Dobois