Donc Cyclocosmia est une revue littéraire semestrielle illustrée, d'invention et d'observation dont le premier numéro vient de paraître, publiée par l'Association Minuscule. Je me suis procuré ce premier numéro au début du mois (numéro tout chaud de fin septembre) et l'ai lu d'une traite dans la foulée, suite logique de / complément à ma lecture de V., ce premier numéro étant tout ou en partie consacré à Thomas Pynchon.
Cyclocosmia volume un est d'abord un bel objet. Cent-soixante pages environ, grosso-modo le format d'un Librio, jaquette noire sérigraphiée, police soignée, pages couleur blanc-cassé et charte graphique intérieure très fluide, voilà pour le rapide descriptif. Le sommaire, intercalé au centre de ces cent-soixante pages est lui-même très esthétique, il prend la forme d'une toile-constellation pynchonnienne contre laquelle s'articule tous les fragments qui composent le numéro. Au menu, deux parties invention et un dossier central dédié, comme précisé précédemment, à l'Oeuvre de Thomas Pynchon, de V. à Contre jour sorti ces dernières semaines, en passant par tous ses autres livres intermédiaire. En guise d'aération du textes, quelques « graphies » très agréables type tâches d'encre monochromes.
La partie observation d'abord. Elle prend la forme d'un dossier qui retrace chronologiquement le parcours de Thomas Pynchon (oui son apparition remarquée dans un épisode des Simpson est mentionnée) comprenant un précieux article introductif pour ceux qui, comme moi, n'auraient pas forcément lu tous ses livres. D'autres articles s'intéressent plus précisément à certaines vastes thématiques recentrées sur un ou deux titres (intérêt particulier de ma part pour le V., là où nous allons de François Monti puisque j'en sors et de Against the day, une alchimie de la lumière par Julien Schuh, approche très étonnante et décryptage lumineux du dernier Pynchon), parmi lesquels, notamment, deux contributions signées Rodrigo Fresán (cf. La vitesse des choses, le mois dernier) et Claro, traducteur de Contre-jour, particulièrement appréciables. Les quelques pages consacrées à Raymond Roussel sont peut-être plus surprenantes, puisque pas forcément rattachées à l'auteur central choisi pour ce numéro mais pourquoi pas. Au cœur de ces observations, on assiste même à une rencontre croisée entre Thomas Pynchon et Lee Harvey Oswald, rencontre brève de quatre pages pourtant très bien dressée, complètement inattendue (wow, comme on dit), fiction-éclair qui a le mérite d'aérer un peu le dossier critique.
à Dallas, le bus se vida de moitié et se remplit à peine – seulement deux vieilles dames et un homme muni d'une petite valise montèrent ; l'homme vint s'asseoir à côté de ce passager endormi la tête sur la mallette d'une machine à écrire – l'homme joua avec l'interrupteur de la veilleuse puis ferma les yeux comme le bus s'engouffrait sur la quatre voies – et alors plongé dans l'obscurité, l'habitacle trouva le silence puis le sommeil – et au petit matin, l'homme monté à Dallas salua d'un geste de la tête son voisin qui recopiait dans un carnet, d'une fine écriture mi-cursive mi-scripte, une page entière d'un livre ouvert sur ses genoux. Férus tous deux de littérature, les deux hommes entamèrent une discussion qui leur fit oublier l'heure des repas, la nécessité du sommeil ; à la question : tu lis quoi actuellement, Pynchon répondit Le Prince de Machiavel et Oswald Crimes & Châtiment (« dans le texte, je précise », fit Oswald – pas vrai fait voir – et l'homme de montrer la couverture cartonnée de Преступление и наказание – wow lâcha Pynchon, admiratif).Deux volets d'invention encadrent le dossier Pynchon central : une dizaine d'œuvres de fiction, nouvelles pour la plupart, assez courtes, certaines plus accrocheuses que d'autre, c'est le jeu dans ce type de compilation. Cette double anthologie répond à une contrainte à plusieurs branches : les textes sélectionnés ont du se plier à la to-thématique du numéro, c'est à dire respecter à la fois l'animal totem choisi pour le numéro (la cyclocosmia truncata en l'occurrence, la fameuse araignée-bouche d'égout) et les trois mots-clefs qu'étaient, pour l'occasion : souterrain, bouclier et toile. De ces nouvelles, quelques unes, plus que d'autres, me restent en tête, comme Garde contre de g@rp (P.120) ou le début (oui le début) de Sur la piste (Jérôme Lafargue, P.146). Et puis il y a ce vertigineux Six fois la mort d'Oscar Sonia Gamarra qui revient me hanter plusieurs jours après, à l'image de son narrateur, condamné à mourir à la chaîne six fois de suite comme son titre l'indique. Résolument un texte fort, certainement l'un des bons moments de ce Cyclocosmia numéro un.
Olivier Roussilhe, Le double et son masque in Cyclocosmia I, Association Minuscule, P.38-39.
Je respire. Je respire profondément. Diable ! Que c'est bon de vivre ! Je suis trempé de sueur.Bref, outre l'araignée-bouche d'égout : Cyclocosmia, revue littéraire semestrielle illustrée, d'invention et d'observation, 125 x 202 mm, 160 pages, 20 euros, dont voici le site internet avec possibilité de commander en ligne via la librairie L'usage du monde. Bref, disais-je, une revue intéressante, qui mérite qu'on la signale entre deux pages de Pynchon et de Kawabata avec, en prime, le copié/collé du sommaire, histoire de reprendre plus en détail le contenu de ce premier numéro, et peut-être de vous convaincre d'y jeter un œil attentif (et signalons au passage que pour le deuxième numéro, dont la parution est prévue pour le printemps prochain, le corps de l'auteur allongé sur la table de dissection-observation sera celui de José Lezama Lima) :
J'entends des voix. « Regardez-lui les ongles. Si c'est la gangrène, amenez-le au bloc. » « Bien, docteur. » Une infirmière et une bonne sœur passe ; je ne vois pas le brancard qu'elles poussent mais j'entends le faible grincement de roues.
J'ai mal, quelque chose me brûle la poitrine, près de l'épaule ; mais ce n'est rien en ce qui me concerne. Le gamin à côté, pauvre petit, demande d'une voix affolée, dans son mauvais castillan, qu'on ne lui coupe pas le bras – comment travaillerait-il ! -, qu'il préfère mourir, qu'on ne lui coupe pas.
La tête de l'infirmière est au-dessus de la mienne. Ses mains déposent le masque d'éther.
- Mais, c'est moi... Ce n'est pas pour moi..., je proteste.
- Comptez jusqu'à dix, m'ordonne une voix lointaine.
- Ce n'est pas à moi... Qu'on ne me coupe pas...
Oscar Sonia Gamarra, Six fois la mort, trad : Gianina Suárez et Antonio Werli, in Cyclocosmia I, P.22.
Invention :
- Eric Schwald : "La Muraille"
- Emmanuel Bourdaud : "Emplafonné"
- Oscar Soria Gamarra : "Six fois la mort"
- Marie Heimburger : "Fait divers"
- David Gondar : "Utérus vaudou"
- Marion Collé : "1 fil"
- Jérôme Lafargue : "Sur la piste"
- Jean-Pierre Zubiate : "Achille en terre"
Observation :
- Antonio Werli : "Slow Learner : Thomas Pynchon, un portrait de l'invisibilité"
- Olivier Roussilhe : "Le double et son masque" (fiction)
- François Monti : "V. : là où nous allons"
- Olivier Lamm : "The Crying of Lot 49, Gravity's Rainbow, Vineland : "Slow Whirlwind", d'un jour d'avant au jour d'après, genèse d'une cosmologie du doute en trois étapes"
- Julien Frantz : "Gravity's Rainbow : infra-film en molécules longues"
- Julien Frantz : "Vineland : à travers le Bardo médiatique"
- Gilles Chamerois : "L'incipit de Mason & Dixon : l'arc-en-ciel de la création"
- Claro : "Mason & Dixon : entre les lignes"
- Marc Courtieu : "Comment interpréter les événements du monde : paraboles et lignes droites, la géométrie paranoïaque de Thomas Pynchon"
- Pedro Babel : "The funny Tom show : brève et insuffisante notule sur l'humour de Pynchon"
- Rodrigo Fresan : "Against the Day : l'hystérie interminable"
- Julien Schuh : "Against the Day : une alchimie de la lumière"
- garp : "Garde contre" (fiction)
- Julien Frantz : "Raymond Roussel : la transparence et son double"
Illustrations :
- Florence Lelièvre : "Méandres"
- Antonio Werli : "Graphies"
Tothématique & Blason :
- Julien Frantz & Antonio Werli