Tenues de crise : La mode peut-elle anticiper l'avenir ?

Publié le 16 octobre 2008 par Jérémy Dumont

Source : prestigium  

       

  • La mode peut-elle anticiper l'avenir ?
  • Quand l'histoire économique se lit dans les tendances
  • Et demain ?
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Si, voici quelques mois, les experts de la finance avaient levé les yeux de leurs écrans et remarqué qu’Angelina Jolie et ses consœurs d’Hollywood ne portaient plus que des robes longues, ils auraient vu venir la crise. Ce n’est pas ma concierge qui le dit, mais le très sérieux « New York Times », qui consacrait cet été une pleine page aux courbes étrangement parallèles de la mode et des cours de Wall Street. Tandis que les guerres marquent le retour aux vêtements basiques et voient les mouvement de mode contrariés par de vrais pénuries de tissus ou autres matériaux (on se souvient, dans les années quarante, de l’apparition des tenues étriquées et des chaussures compensées, afin de ne pas user les semelles), les périodes de crises sont mues par une autre logique. Le vêtement se fait protecteur : il s’agit de se défendre symboliquement contre l’adversité. « Quand tout va bien les jupes raccourcissent, on est dans la frivolité, la légèreté. Les pantalons et les jupes-culottes ressortent en période de récession ; les femmes endossent leur tenue de combat, en quelque sorte , résume Vincent Grégoire, du bureau de style Nelly Rodi. On observe d’ailleurs en ce moment l’émergence d’une esthétique austère inspirée de l’esprit militaire. » Parions que les tailleurs-pantalons feront un tabac cet hiver. Un uniforme à la taille haute et sanglée, pour amazones mobilisées. La sobriété à l’antique des robes du soir drapées, portées sur tapis rouge, peut aussi se lire comme l’indice d’une certaine rigueur…

 La mode peut-elle anticiper l’avenir ?

Les couturiers ont-ils des pouvoirs de devins ? On touche-là au mystère de la mode. Certes, les prémices du krach boursier qui nous préoccupe aujourd’hui se sont manifestées dès le mois d’août 2007. Nos pythies avaient quelques indices. Mais à cette date, les collections de l’été 2008 étaient déjà en grande partie bouclées. En revanche, la chute des ourlets observée par le « New York Times » est à la mesure de la brutalité du choc de cet automne. Ironie du sort, l’engouement pour ces robes balayant le sol s’est répandu comme une traînée de poudre, au moment où les politiques assuraient que la crise était « derrière nous ».

La personnalité de ceux qui font la mode explique en grande partie cette clairvoyance du style sur son époque. « Les créateurs sont des hypersensibles, des éponges, affirme l’historienne Florence Muller. La nature même de leurs activités, en les obligeant à se renouveler en permanence, les conduit à développer leurs antennes. Sans compter qu’il y a une grande part de psychologie dans leur travail. Un John Galliano, par exemple, imagine très précisément la femme qu’il habille, il a besoin de la caractériser dans les moindres détails : comment elle vit, ce qu’elle pense, ce qu’elle mange… » C’est ainsi que la mode, qui est sans cesse projetée dans les saisons suivantes, accompagne l’air du temps, et le devance souvent inconsciemment. La mode a toujours été un miroir de la société, dont elle sait parfois anticiper les ruptures ou les évolutions.

Quand l’histoire économique se lit dans les tendances

On pourrait multiplier les exemples : les garçonnes des années vingt montraient effrontément leurs genoux. Mais leurs jupes rallongèrent soudain, sous l’impulsion de Jean Patou… à la veille du krach de 1929. Passé le choc de la guerre et des pénuries de tissu, les couturiers célébrèrent les jambes des femmes et inventèrent pour elles la minijupe. La fin de la mini sexy précéda le choc pétrolier de 1973. La longueur maxi prit alors le relais, le temps d’affronter les frimas économiques qui déteignirent même sur la gamme de coloris. La crise de 1993, enfin fut annoncée par la retour du long, qui alimenta la période grunge jusqu’en 1994.

Tonalités vives ou sombres, les couleurs font aussi passer des messages codés. À la fin des années trente, les revues détaillaient ainsi les tons maussades de la garde-robe féminine : bleus menaçants, gris brumeux, verts et violets orageux* ; le pessimisme régnait. Si les années cinquante et soixante furent pimpantes, avec la crise de 1973 on assista à l’apparition d’une palette de marrons et beiges éteints, plus du tout le swinging sixties. De même que la période de récession qui suivit le crack de 1987 revêtit des couleurs passe-muraille, que l’on revit pointer le museau pendant la phase grunge.

Les matières ne sont pas en reste dans cette évolution. Compactes et structurées lorsqu’il faut affronter les premières bourrasques économiques, elle peuvent aussi prendre la forme de lainages moelleux, histoire de se calfeutrer au chaud, le temps de laisser passer l’orage. On se souvient de la vague de cocooning à la fin des années quatre-vingts. En pleine phase de déconsommation, il n’était plus question que de homewear et de vêtements cocons. Aujourd’hui, la tendance est au loungewear ou easylivingwear. La forte percée de la déco et du bricolage, que l’on observe ces temps-ci, fait également écho à la tentation du repli sur son home, sweet home. L’été prochain, les pyjamas-partys seront chic, en trench-peignoir griffé Dolce & Gabbana. Plus anecdotique, la récente tendance de patchworks de python (Dolce & Gabbana et Azzedine Alaïa), réalisés avec des chutes de peau, serait liée à un souhait de limiter les coût des modèles.

Et demain ?

Ces mutations peuvent-elle favoriser l’émergence de marques opportunément en phase avec l’air du temps ? Ce qui est sûr, c’est que les périodes de crise opèrent une sélection naturelle : « La mode doit donner envie aux gens d’acheter, […] seuls les plus créatifs resteront en vie », affirmait ainsi Donatella Versace, interrogée sur sa dernière collection, particulièrement gaie et colorée. Une prime à l’audace ? Peut-être, mais pas pour tous. « On n’a jamais vu une nouvelle marque émerger en période de récession », tempère  Didier Grumbach, le président de la Fédération française de la couture et du prêt-à-porter.

Et pour demain, que prédisent nos oracles ? Rien de bien folichon, à vrai dire. Même s’il ne saurait être question de résumer les collections Automne-Hiver 2008-2009 par une seule tendance, force est de constater « la présence d’un nouveau classicisme, note quant à elle Florence Muller. C’est très frappant dans les collections de Nicolas Ghesquière, depuis les trench-coats, les chapeaux maintenus par un foulard, jusqu’à l’impeccable petite robe noire de cocktail ; et c’est également le cas chez Marc Jacobs, qui a dessiné beaucoup de robes longues, amples… ». La belle unité qui existait autour du genou vole par ailleurs en éclat dans la plus grande anarchie. Le court reste en piste pour l’été prochain, en particulier chez Dior et chez nos amis italiens, mais il est désormais culbuté par des longueurs sous le genou ou à mi-mollet. La limite psychologique du genou est franchie. Et ces longueurs, apparues sur été 2008, sont déjà relayées sur l’hiver par des ourlets plongeant parfois à la cheville. Il est intéressant de noter que ce sont les Américains et les Anglais, frappés de plein fouet par la crise, qui sonnent le glas du court avec le plus de force. Le tout dernier défilé été 2009 de Marc Jacobs était saisissant sur ce point. Celui du chouchou du jour, Gareth Pugh, avec ses guerrières corsetées version « Star Wars » aussi.

La révolution annoncée des ourlets aura toutefois un mérite. Si le court, qui remplit encore les armoires, finit par se démoder pour de bon, les femmes n’auront bientôt « plus rien à se mettre ». Crise ou pas crise, elles se précipiteront pour renouveler leur garde-robe. Dans ce domaine, au moins, l’éternel féminin n’est-il pas le meilleur antidote à la morosité ?

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