Saint-Barth, confetti ou élément du village global?
Sur la route étroite et cimentée, en bordure de plage, un petit 4x4 bloque un instant la circulation toujours très dense dans les deux sens pour faire un rapide demi-tour et prendre à son bord une femme et un enfant, sous les yeux de témoins apparemment indifférents ou blasés. Au volant, détendu et souriant, Johnny Hallyday. Nous sommes un après-midi de février sur l’île de Saint-Barthélemy, 17°55’ de latitude Nord, 62°50’de longitude Ouest, «Indes occidentales françaises», département de la Guadeloupe, commune unique de 21 km2 pour 7 000 habitants. Un de ces endroits «branchés» fréquentés par la jet-set.
1. Saint-Barth et les Antilles
Baptisé du prénom du frère de Christophe Colomb, ce rocher volcanique fait partie de la première vague de colonisation française du milieu du XVIIe siècle aux Antilles (carte 1). Après s’en être assez vite emparés, les Anglais le perdent au traité de Paris de 1763. Échangée par Louis XVI contre des entrepôts à Göteborg en 1785, l’île devient suédoise (d’où le nom de Gustavia donné à son unique port) jusqu’à sa rétrocession — cette fois définitive — à la France en 1877. Avec une densité de résidents permanents approchant 330 h/km2, un réseau de routes étroites, sinueuses et très pentues, un habitat dispersé et des emplois majoritairement concentrés sur un espace réduit (les abords du port et de l’aéroport), le paradis tropical est aujourd’hui pour le moins encombré. Depuis que Saint-Barth a été «lancée» en 1957 par David Rockefeller qui y fit construire une villa, relayé par d’autres célébrités comme Rudolf Noureïev, son image — à réviser peut-être, au moins en partie — est associée au luxe. Car l’endroit attire, malgré les difficultés d’accessibilité. Outre les autochtones (les «Saint-Barths») issus des anciennes familles bretonnes, normandes, alsaciennes ou poitevines qui jadis peuplèrent l’endroit, qui en possèdent toujours l’essentiel du patrimoine foncier et qui l’administrent, un nombre croissant de nouveaux habitants marque la vie de l’île: vieux inactifs très aisés (principalement américains, canadiens et français) y ayant acquis une résidence, jeunes métropolitains, qualifiés ou non, à la recherche d’emploi au soleil. Les premiers donnent du travail aux seconds, principalement pour la maintenance de propriétés qu’ils occupent ou louent aux touristes, sous un climat exigeant de fréquents travaux d’entretien: l’artisanat est roi (plus de 2 600 entreprises, majoritairement individuelles, en 2004). Commerce, hôtellerie, restauration, services touristiques mais aussi agences immobilières complètent le tableau de l’activité économique d’un espace où le taux de chômage est quasi-nul: à Saint-Barth, qui veut travailler travaille (1).
L’économie repose sur un tourisme qui refuse les foules: les paquebots de croisière américains et français, ancrés au large, déversent par navettes interposées et pour quelques heures, des consommateurs pressés dans les quelques rues de Gustavia, où, à la suite d’un rapide tour de l’île en taxi, les attendent des boutiques de luxe, avant rembarquement. Les grands yachts des «vrais» riches peuvent, eux, s’amarrer au port (photo 1). Des contraintes administratives draconiennes limitent la taille des hôtels et interdisent l’habitat collectif, à de rares exceptions près. Pas de tourisme de masse mais une sélectivité affirmée sur fond malgré tout de fréquentation croissante. À Saint-Barth se croisent donc quatre à cinq populations bien distinctes: les autochtones, les nouveaux résidents inactifs et souvent saisonniers, les jeunes actifs métropolitains (sans oublier quelques fonctionnaires de la République), enfin les touristes en séjour (où la composante italienne s’affirme) et les touristes de passage.
L’enclavement relatif de l’île favorise cette stratégie élitiste: la capacité d’accueil (y compris sur les quais du port) est limitée; le seul lien maritime régulier avec l’extérieur est une navette la reliant à sa voisine Saint-Martin. On y arrive essentiellement par avion: soit depuis Pointe-à-Pitre (1 heure de vol) et surtout Saint-Martin (10 minutes) avec des appareils de capacité réduite, car — même récemment rallongée — la courte piste de l’aéroport de Saint-Jean, coincé entre plage et colline, demande des manœuvres délicates (photo 2). Le trafic était pourtant de 150 000 passagers en 2004. Le prix du billet, eu égard à la position dominante d’Air France (et à un moindre degré d’Air Caraïbes) sur les lignes Paris-Saint-Martin et Paris-Pointe-à-Pitre, d’une part, et à la nécessité d’un vol supplémentaire de connexion, d’autre part, renforce la sélection sociale de la clientèle: Saint-Barth est une destination de prix.
Maîtres de la politique locale, attachés à des privilèges anciens et à un esprit indépendant que l’insularité renforce, les Saint-Barths poursuivent trois grands objectifs politiques: s’affranchir autant que faire se peut de la tutelle préfectorale de la Guadeloupe, pérenniser et officialiser les avantages fiscaux coutumiers (pas d’impôt sur le revenu) dont bénéficie l’île depuis fort longtemps, protéger enfin le statu quo administratif des résidents. Le référendum du 7 décembre 2003 a permis d’adopter par un très large consensus le projet de transformation du statut de l’île en collectivité territoriale d’outre-mer (2), ce qui accroîtra son autonomie et son indépendance fiscale lorsque le gouvernement l’aura entériné. Nicolas Sarkozy semble être le plus fervent soutien de cette option et a obtenu récemment que le maire, traditionnellement sans étiquette, adhère à l’UMP.
Ce farouche attachement aux privilèges acquis est d’autant plus fort que la prospérité de Saint-Barth est fragile. Les propriétaires non français (surtout nord-américains) doivent pouvoir continuer de contribuer à la prospérité de l’île, y compris par l’impôt local, mais sans excès dissuasif de réglementation.
Les contraintes locales sont d’ailleurs bien réelles.
La vie est chère, malgré les franchises fiscales, sur un rocher qui doit tout importer. On n’y produit en effet à peu près rien, et la présence d’une dizaine de vaches laitières ne change pas grand-chose.
L’approvisionnement en eau est difficile, dans une île sans rivière, alors que les besoins en eau potable sont considérables (avec plus de 200 000 visiteurs par an). Les apports des traditionnelles citernes individuelles de récupération des eaux pluviales sont complétés par la très onéreuse eau douce produite par l’usine de dessalement de Gustavia.
La gestion des ordures pose aussi problème. Saint-Barth fait pourtant figure de commune de pointe en la matière: elle a été la première commune française d’outre-mer à pratiquer la collecte sélective des ordures (à partir de 1998). Le tout-venant est incinéré dans l’usine de Gustavia, la plus moderne des Caraïbes, qui fournit ainsi l’énergie électrique nécessaire à l’usine de dessalement voisine. Les déchets triés ont eux des destinations étonnantes: fer et acier (carcasses de véhicules compressées à Gustavia aux frais des propriétaires) gagnent par barge le Venezuela; verre et aluminium sont recyclés à Bordeaux ! Le système fonctionne techniquement bien mais s’avère très coûteux… et finalement peu écologique à l’échelle planétaire. On étudie donc la possibilité de transformer sur place le verre en ballast, d’autant que les débouchés locaux sont assurés, compte tenu des besoins en matière d’entretien des routes. À l’accent mis sur le recyclage s’est ajoutée plus récemment la volonté de supprimer les aires de dépôt d’ordures (photo 3), trop souvent transformées en décharges sauvages et devenues de véritables nuisances, alors même que beaucoup de citoyens se font tirer l’oreille pour acquitter la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (20 % de mauvais payeurs en 2002 !). La protection de l’environnement passe aussi par un règlement local de publicité limitant le nombre, la taille et l’emplacement des panneaux et enseignes.
On comprend donc bien la spécificité de l’île et son impérieux besoin de «subsidiarité». Le budget municipal fait la part belle aux grands investissements: amélioration du réseau routier, reconstruction de parties de routes détruites par les cyclones (comme en 1999), entretien et reconstitution des plages de sable soumises à l’érosion, construction du nouvel hôtel de ville, du marché aux poissons, projet de nouveau stade… C’est l’apparent paradoxe d’un village d’Astérix à l’heure de la mondialisation.
Vie privée, vie publique
Sur ce caillou où tout le monde se connaît, se croise, se fréquente, s’observe, s’entasse dans des embouteillages spectaculaires avant de rentrer chez soi, la privatisation de l’espace est maximale. Les autochtones continuent de s’enrichir en vendant à prix d’or des terrains à bâtir, principalement sur les versants sous le vent, et l’argent continue d’affluer. Sur 3 500 logements, dont une écrasante majorité de maisons individuelles, on recense 12% de résidences secondaires. Toutes les routes, rues, chemins ou sentiers mènent à une villa, à un hôtel ou à un restaurant. Saint-Barth est le désespoir du randonneur, car on ne peut trouver de sentier de promenade permettant de marcher plus de 20 minutes. Il n’existe en réalité que deux sentiers publics. Le véhicule individuel, pétaradant, si possible tout-terrain (les pentes sont d’ailleurs raides), est ici le roi, voisinant avec les pick-up et les camionnettes des artisans ou les deux-roues des touristes à plus petit budget. Plus récemment, les encombrantes 4x4 de luxe sont apparues: comme ailleurs, les Hummer et Porsche Cayenne se font remarquer. Ces gros véhicules contribuent à la réduction de la vitesse moyenne (déjà basse) sur la route. Aux heures de pointe, les bouchons et les difficultés de stationnement à Gustavia et à Saint-Jean n’ont rien à envier à ceux de plus grandes villes.
L’espace public se limite donc aux voies de circulation, aux plages (magnifiques au demeurant) et à quelques édifices au service de la collectivité. Le refus du tourisme de masse ne produit certes pas une gated community insulaire, mais la somme des propriétés privées réduit de fait l’espace public à la portion congrue. Si le fait est ancien, il se lit et se vit de plus en plus intensément au rythme soutenu de la construction des résidences et des transactions immobilières. Les services publics assurent néanmoins l’essentiel: écoles (l’enseignement privé est également très présent), collège (le lycée est lui à Saint-Martin), gendarmerie (la petite délinquance est cependant presque inexistante). Il manqua longtemps et cruellement un service de transport collectif de passagers. Cette lacune est réparée depuis fin janvier 2006: le monopole des taxis est désormais entamé par «Saint-Barth Shuttle», entreprise privée exploitant, sept jours sur sept, quatre navettes de huit places chacune (le réseau routier ne permet pas les bus) sur deux circuits de base avec arrêts et détours à la demande.
Ainsi va la vie d’un paradis tropical français à vocation internationale, branché, prospère, composite mais fragile, aux multiples facteurs d’étouffement, luttant à sa façon (à la fois individuelle et collective) pour son existence.
Claude Mangin
Saint-Barthélemy, petit paradis pour milliardaires
Une île française sans impôts
Depuis une décennie, une campagne vise à officialiser le statut d’exonération fiscale quasi totale dont l’île de Saint-Barthélemy – au nord-est de l’arc des Antilles – bénéficie de facto depuis toujours. L’enjeu est d’en faire définitivement, avant la fin de la saison parlementaire 2006, un paradis résidentiel exempté de toute forme de solidarité fiscale avec le reste du pays et, plus particulièrement, du département de la Guadeloupe.
Par Sébastien Chauvin et Bruno Cousin
Confetti de 21 kilomètres carrés situé à la charnière des Grandes et des Petites Antilles, l’île française de Saint-Barthélemy, l’« île des milliardaires » (comme l’appellent les riches Américains qui y ont leurs habitudes), mériterait plus de publicité que les quelques reportages alliant chroniques sociétale et « people » qui lui sont sporadiquement consacrés.
Les résidents de Saint-Barthélemy ne veulent pas payer l’impôt sur le revenu, celui sur les sociétés, ainsi que l’ensemble des impôts directs locaux (taxes foncières, taxe d’habitation, taxe professionnelle), et ce malgré des arrêts successifs du Conseil d’Etat (en 1983, 1985, 1988 et 1989) rappelant qu’ils sont tous exigibles de droit. La direction des services fiscaux n’enregistrait ainsi en 2002 que 497 déclarants pour l’impôt sur le revenu, alors même que le dernier recensement dénombrait à Saint-Barthélemy 2 766 actifs ayant un emploi : pour se justifier, les résidents en appellent au traité de rétrocession franco-suédois de 1877 censé les exonérer d’un impôt créé... en 1914 !
Découverte en 1493 par Christophe Colomb, occupée par les Français en 1648, l’île s’organisa autour de la pêche et d’une agriculture de subsistance qui voyait petits Blancs et esclaves noirs partager des conditions de travail relativement similaires (1). Cédée par Louis XVI à la couronne de Suède en 1785, elle fut rétrocédée à la France en 1877 par le roi Oscar II (après avis favorable des « Saint-Barths »). Saint-Barthélemy retourna alors à une économie de pénurie et à une structure communautaire fermée et fortement endogame (2).
Entre-temps, l’abolition de l’esclavage (en 1847) avait donné lieu au départ progressif de la quasi-totalité de la population noire nouvellement affranchie, qui ne possédait pas de terres à exploiter. Ce départ en masse permet aujourd’hui à l’office du tourisme de la municipalité d’utiliser comme l’un de ses premiers arguments de vente le fait qu’à Saint-Barthélemy « la population n’est pas métissée » (quitte à effacer deux siècles d’histoire en affirmant au passage que l’île n’a jamais connu l’esclavage).
Les exonérations fiscales dont jouit Saint-Barthélemy s’expliquent donc par un siècle (1850-1950 environ) de dénuement insulaire et de tentatives pour y remédier : elles renvoient à une époque de difficultés et d’isolement, quand les cultures vivrières constituaient quasiment la seule activité (3). Ce sont ces circonstances historiques qui motivent, outre le refus des habitants de l’île d’acquitter le moindre impôt direct, leur exemption officielle de la plupart des prélèvements indirects ; alors même que Saint-Barthélemy bénéficie par ailleurs des péréquations effectuées sur le produit de ces taxes, qu’il s’agisse de compensations régionales – dans le cas de l’octroi de mer (taxe sur les produits, spécifique aux départements d’outre-mer, dont les conseils régionaux fixent le taux) ou nationales (fonds de compensation de la TVA) (4). Quant à la TVA immobilière, bien qu’exigible, le consensus local veut qu’elle ne soit pas perçue. La situation socio-économique de l’île a pourtant connu en quelques décennies une profonde révolution, qui rend ces dispositions saugrenues, voire indécentes.
En 1957, M. David Rockefeller débarquait à Saint-Barthélemy : il y achetait une propriété de 27 hectares pour une poignée de milliers de dollars, et entraînait à sa suite ses voisins de Park Avenue et autres quartiers huppés. Ces arrivées furent l’événement déclencheur de la transformation progressive de l’île en « site exceptionnel, assurant aux touristes une ambiance familiale et confidentielle en haute saison, et un fort degré de sécurité, ce qui distingue cette destination des autres îles des Caraïbes (5) ». Le prix très élevé d’une résidence secondaire ou d’un séjour sur place ainsi que les difficultés d’accès par avion (l’atterrissage n’est possible que pour de petits appareils) permettent dès lors de « capter la clientèle haut de gamme, soucieuse de préserver la confidentialité de la destination ».
« Y être, c’est déjà en être »
Alors que l’île n’accueillait en 1963 que 310 touristes (et quelques centaines de plaisanciers), leur nombre passait à 47 000 en 1980, puis à 282 000 en 2003. Une massification toute relative qui a fait de Saint-Barthélemy un des hauts lieux de villégiature et de plaisance de la grande bourgeoisie.
Les vieilles familles de la côte est des Etats-Unis ont été rejointes par nombre de leurs cousins et amis européens, ainsi que par les tycoons de la nouvelle économie mondiale. Lors du réveillon du Jour de l’an 2005, la petite anse de Gustavia accueillait notamment MM. William Gates, Paul Allen (fondateurs de Microsoft), Lawrence Ellison (fondateur d’Oracle) et Roman Abramovich (6), dont les yachts respectifs – tous immatriculés dans les places offshore britanniques de George Town (îles Caïmans) ou Hamilton (Bermudes) – constituent la quintessence de la multiterritorialité résidentielle de luxe. Ces élites industrielles et patrimoniales côtoyaient aussi des magnats du divertissement comme MM. David Letterman, Steven Spielberg, Jerry Bruckheimer et Sean Combs, de même qu’une pléiade de stars du box-office et de la mode dont le prestige contribue à conférer à l’île son statut de lieu d’élection pour la nouvelle classe de loisirs qu’est l’hyperbourgeoisie mondialisée.
A côté des centres décisionnels d’où sont gouvernés les flux financiers (New York, Londres ou Paris) et au milieu de la myriade d’îles caribéennes dont l’économie est fondée sur la soustraction de ces flux au contrôle des Etats, Saint-Barthélemy apparaît donc comme un espace fonctionnel consacré à la consommation somptuaire et au maintien de l’entre-soi des dominants du système.
Un entre-soi insulaire qui permet de se passer des dispositifs de protection et de ségrégation internes qui caractérisent les localités balnéaires continentales les plus huppées ; point de vigiles dans les espaces publics ou de sélection à l’entrée des boîtes de nuit à Saint-Barthélemy : y être, c’est déjà en être. Cette évolution n’a d’ailleurs pas échappé aux centaines de professionnels des services de loisirs et de proximité (gérants ou propriétaires d’hôtels, de boutiques de luxe, de restaurants ou de boîtes de nuit) venus s’établir sur l’île pour profiter de la manne du tourisme haut de gamme, ainsi qu’aux « Saint-Barths » qui se sont peu à peu constitués en classe de services et qui contrôlent la vie politique locale et les ressources économiques premières de l’île : le foncier, les bâtiments et travaux publics (BTP), l’approvisionnement en eau potable, l’activité portuaire et aéroportuaire, la location et l’entretien des moyens de transport et d’une partie des villas de luxe. De nombreuses familles locales sont à leur tour multimillionnaires en euros. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est loin de la situation de quasi-pénurie qui caractérisait l’après-guerre.
La défiscalisation de fait de l’île apparaissant dès lors aussi pertinente que pourrait l’être celle de Saint-Tropez ou Neuilly-sur-Seine, les différents gouvernements de gauche (à l’instigation, notamment, de Pierre Bérégovoy) ont, depuis 1981, cherché à faire respecter la loi à Saint-Barthélemy en tentant d’y lever l’impôt. Après tout, ils réussirent, durant la même période, à faire évoluer radicalement l’attitude des habitants de l’île voisine de Saint-Martin, qui jouissaient jusque-là de prérogatives coutumières semblables.
Beaucoup plus singulier est le rôle central qu’ont joué les réseaux du président Jacques Chirac dans la manœuvre juridico-politique visant à conférer à l’île une autonomie fiscale l’exonérant officiellement de toute solidarité. Dès le début des années 1990, sous l’œil bienveillant de Jacques Foccart – l’historique « M. Afrique » du gaullisme, qui possédait alors une résidence à Gustavia – commencèrent à circuler différents projets pour transformer Saint-Barthélemy en collectivité territoriale à statut particulier ou en territoire d’outre-mer. M. Bruno Magras, élu maire de l’île en juin 1995, fit de cet objectif la priorité de son agenda politique et, dès octobre 1996, le conseil général de la Guadeloupe – présidé par Mme Lucette Michaux-Chevry (RPR, puis UMP), très proche de l’Elysée – se prononça en faveur d’un changement du statut de Saint-Barthélemy.
Deux mois plus tard, la proposition était soumise au vote de l’Assemblée nationale par M. Pierre Mazeaud, un ami de longue date de M. Chirac, qui présidait alors la Commission des lois. Elle fut votée immédiatement par l’Assemblée. Mais la dissolution de 1997 ne laissa pas à la proposition Mazeaud le temps d’être approuvée par le Sénat, et le gouvernement de M. Lionel Jospin, hostile à un projet de loi qu’il considérait comme inconstitutionnel, ne souhaita pas donner suite à l’initiative parlementaire : les principes d’universalité des contributions fiscales et d’égalité devant l’impôt figurent en effet dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Qu’à cela ne tienne : dès 1998, M. Philippe Chaulet (RPR), second de Mme Michaux-Chevry et député de la 4e circonscription de la Guadeloupe (dont dépend Saint-Barthélemy), se fit le porte-parole de ces électeurs qui cherchaient à la quitter (7) et formula une nouvelle proposition de réforme statutaire (8). Ce fut ensuite au tour de M. Nicolas Baverez, l’essayiste ultralibéral (9), de mettre sa plume au service de cette campagne en rédigeant pour la commune de Saint-Barthélemy un rapport qui constitue jusqu’ici le plaidoyer pro domo le plus complet et incisif en sa faveur.
Ainsi, lors du retour aux affaires d’une droite qu’ils savaient plus favorable à leur argumentation, les élus de l’île renouvelèrent leur demande, qui fut finalement acceptée. Le 7 novembre 2003, le gouvernement présenta successivement devant l’Assemblée nationale et le Sénat son projet de transformation des îles françaises des Caraïbes en autant de collectivités d’outre-mer. Concernant Saint-Barthélemy – où un référendum local approuva cette proposition, un mois plus tard, par 95,51 % des votes exprimés –, il précisa que l’Etat y renoncerait au pouvoir législatif dans « toutes les matières autres que régaliennes », que la nouvelle collectivité exercerait « les compétences dans les domaines suivants : fiscalité, sans préjudice de l’établissement d’une convention fiscale avec l’Etat qui déterminera la notion de résident ; régime douanier ; réglementation des prix », mais que ces dévolutions, « dans le domaine fiscal, ne remettront pas en cause celles que l’Etat conservera en matière de procédure pénale, de droit pénal, mais aussi de droit commercial, monétaire et financier : en aucun cas, les compétences nouvelles accordées (...) ne pourront avoir pour effet de permettre la création de “paradis fiscaux” ou de “centres offshore” (10) ».
Saint-Barthélemy n’est donc pas, au sens juridique, un paradis fiscal, et ne deviendra pas une des nouvelles platesformes euro-caribéennes du blanchiment et de la grande délinquance financière. Il n’en demeure pas moins que le nouveau statut de l’île – que le Parlement français est susceptible de ratifier en votant une loi organique – constituerait un énième démantèlement des régulations de solidarité et de cohésion sociale.
Comme on pouvait s’y attendre, les efforts législatifs des conservateurs sont soutenus par ceux pour qui le nouveau statut de paradis « fiscal-résidentiel » sera la façon la plus efficace de maintenir la compétitivité de l’île de Saint-Barthélemy sur le marché de la plaisance et de la villégiature de luxe, et de favoriser l’activité économique de leur classe de service : un peu comme on exonérerait de tout impôt le châtelain sous prétexte qu’il fournit du travail à son majordome.
Il resterait néanmoins très curieux d’exempter de toute fiscalité de redistribution la plus riche des communes de Guadeloupe, région et département de France le plus sinistrés par le chômage et la pauvreté. Quant à savoir si une telle réforme contredit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le dernier mot risque bien d’en revenir au Conseil constitutionnel... où l’on retrouve opportunément le président Mazeaud.
Sébastien Chauvin et Bruno Cousin.
A la suite de l’article « Saint-Barthélemy, une île française sans impôts », de Sébastien Chauvin et Bruno Cousin (Le Monde diplomatique, janvier 2006), M. Bruno Magras, maire de Saint-Barthélemy, nous a écrit :
L’article met injustement en cause la population et les élus de l’île. (...) Les auteurs rappellent à juste titre que Saint-Barthélemy et ses habitants, rattachés à la France par le traité franco-suédois de 1877, ont vécu dans un grand dénuement jusque dans les années 1960 (...). Depuis, les habitants et les élus se sont orientés avec succès dans le développement durable d’un tourisme de qualité, respectueux de l’environnement (...). Avec le refus d’un tourisme de masse qui ne respecterait pas la culture et l’histoire de l’île ; la mise à l’écart des mesures de défiscalisation voulues par l’Etat ; l’opposition constante aux projets visant à faire évoluer l’île vers un statut de place financière offshore ou de paradis fiscal. (...) Une étude plus approfondie et objective aurait mis en évidence l’authenticité des traditions et du mode de vie des « Saint-Barths » (...). Elle aurait analysé la construction patiente et méthodique du positionnement de l’île dans le tourisme mondial, les clés d’un succès aussi remarquable que rare (...). Elle aurait par là même constaté que les habitants n’ont échappé à la spirale de la pauvreté et de la dépendance qu’au prix d’une volonté (...) en rupture avec la recherche de gains immédiats, de la mobilisation de tous les vecteurs collectifs de l’activité locale (...) puisque la commune gère et finance le port, l’aéroport, le collège, le service d’incendie et de secours. (...)
Le projet de changement statutaire s’inscrit précisément dans cette logique de maîtrise par l’île et sa population des outils de leur développement, et n’a nullement pour objectif d’ériger Saint-Barthélemy en paradis fiscal (...). L’autonomie fiscale ne se traduit nullement par la disparition de l’impôt, puisqu’une fiscalité locale a été mise en place depuis plusieurs années pour couvrir le financement des équipements et des services collectifs, et elle assure plus de 80 % des recettes de fonctionnement du budget communal. Loin de bénéficier d’une solidarité à sens unique, l’île a renoncé aux versements de l’octroi de mer et aux contributions effectués par la région et le département de Guadeloupe. (...) Saint-Barthélemy entend simplement disposer d’un statut comparable à celui d’une grande partie de l’outre-mer français, qu’il s’agisse de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie, de Mayotte ou de Saint-Pierre-et-Miquelon. (...)
Quant au complot chiraquien qui porterait la défiscalisation au mépris de la Constitution (...), les premiers projets d’autonomie remontent en réalité à plus de trente ans. Ensuite, le processus actuel a été bipartisan depuis son origine. L’extension de la fiscalité a été instituée par la gauche plurielle dans la loi 1207 du 13 décembre 2000. Loin d’avoir été soutenue et imposée par Mme Lucette Michaux-Chevry, la délibération en faveur de l’évolution statutaire a été adoptée à la quasi-unanimité par l’Assemblée départementale de la Guadeloupe sous la présidence de M. Dominique Larifla, tandis que la démarche a été soutenue par M. Victorin Lurel, député de la 4e circonscription, dont font partie les îles du nord, et actuel président de la Région de Guadeloupe, tous deux parlementaires socialistes et peu suspects d’appartenir à de présumés « réseaux du président Chirac ». (...)
Au total, Saint-Barthélemy et ses habitants s’honorent de représenter et de porter haut les valeurs et les couleurs de la République française dans l’archipel des Caraïbes (...).
NDLR
Et toc ! Ne jamais perdre de vue que les Saint Barths ont réussi à vivre pendant des siècles sur une île sans eau ! Aucune rivière à Saint Barth ! Ils ont su ensuite résister aux sirènes américaines et canadiennes qui se seraient fait une joie de les annexer, au moins économiquement ; c'est quand même beaucoup plus près des Usa qu'Hawaï ! Ils ont résisté également aux tentatives répétées "d'enveloppement" de la région Guadeloupe voisine ( à 300 km par la mer quand même )
Ce ne sont pas deux obscurs journalistes du Diplo, très mal informés de surcroît, qui réussiront à entamer l'inaltérable autonomie de fait du Saint Barth. En effet, tous les postes clés de Saint Barth sont occupés par des Saint Barths. Vu le contexte, il faut le faire ! C'est la seule île des Caraïbes, et elles sont nombreuses, qui d'une part ne s'est jamais métissée, et qui d'autre part ne s'est jamais laisser fagocyter par les capitaux étrangers. Et ils sont nombreux dans le coin.
Je me rappelle avoir entendu à l'époque cette réflexion d'un Saint Barth, très haut placé : " Si la France ne veut plus de nous qu'elle se rassure ; on n'a pas besoin d'elle non plus !" Je rappelle que Saint Barh est française depuis 1877 seulement.
Après plus de 25 ans passés sous les tropiques, et y demeurant encore, je peux vous dire que ce genre de raisonnement, sous ces latitudes, est fort peu commun.
Un diaporama de mes photos d'antan
Vous trouverez ci après un diaporama de mes diapos d'antan, dûment scannées et nettoyées sous Photoshop.
Par défaut le timing est de trois secondes. Ce qui est insuffisant si votre connexion est lente. Vous n'aurez droit qu'à une photo floue, ce qui serait dommage. Arrêtez le diaporama, modifiez le timing à 6 ou 7 secondes et ça marche ! Vous pouvez aussi choisir le défil ement manuel.
Adresse Fil Rss http://www.deridet.com/xml/syndication.rss