Médecin, écrivain, académicien et diplomate, l’actuel ambassadeur de France au Sénégal ne cesse d’ajouter de nouvelles cordes à son arc. Pionnier de la médecine sans frontière, il est vice-président de MSF de 1991 à 1993, directeur médical puis président de l’ONG Action contre la faim de 2002 à 2007. Cette incursion dans l’humanitaire et ses arcanes politiques lui donne envie d’intégrer le prestigieux institut d’études politiques de Paris. En 1993, il rentre au cabinet de François Léotard, alors ministre de la Défense et acceptera de temps en temps des missions qui le conduiront en Bosnie-Herzégovine puis au Kosovo (en 1999) comme administrateur de l’association Première Urgence. Propulsé sur le devant de la scène littéraire en 1997 grâce à son roman "L’Abyssin" (300 000 exemplaires vendus et 19 traductions), il reçoit le prix Goncourt pour "Rouge Brésil" en 2001, écrit après un séjour au Nordeste brésilien comme attaché culturel. La Coupole l’accueille en son sein en juin au fauteuil d’Henri Troyat, quelques mois après la publication d’un récit autobiographique, "Un léopard sur le garrot", où il explique sa vocation de médecin et d’homme engagé.
Vous avez été élu à l’Académie française le 25 juin dernier. Que représente, pour vous, cette institution ?
Jean-Christophe Rufin : Au-delà de toutes les controverses, l'Académie Française reste un instrument essentiel de rayonnement de notre culture. Ayant été élu pendant mon séjour au Sénégal, j'ai pu mesurer à quel point le prestige de cette institution est puissant au-delà de nos frontières.
Est-ce la récompense suprême ? Vous avez déjà reçu le Goncourt, l’Interallié, et pourtant vous n’avez que 55 ans, qu’espérez-vous maintenant ?
J.-C. R. : Je n'espère rien et je n'ai rien sollicité jusqu'ici. Je me suis toujours posé d'abord la question de l'action. Les récompenses viennent (ou pas) en fonction de ce que l'on entreprend. Or, les projets ne manquent pas et je n'ai pas du tout l'impression que cette élection est pour moi une conclusion mais bien plutôt un nouveau point de départ.
Vous avez été nommé ambassadeur en août 2007, pouvez-vous déjà tirer un bilan ?
J.-C. R. : Le premier bilan pour moi est celui d'une très intense année de travail. L'ambassade de France au Sénégal est un gros poste diplomatique. Sa caractéristique est la diversité des sujets qu'elle doit traiter : présence d'une large communauté française dans le pays, grand nombre de visas délivrés et activités consulaires multiples, poids des entreprises françaises qui réalisent près d'un quart du PIB du pays, présence de troupes pré positionnées, première coopération au Sud du Sahara, etc... .
Un an et déjà un livre publié, comment trouvez-vous le temps d’écrire, vous qui êtes réputé en outre pour aller régulièrement sur le terrain ?
J.-C. R. :Je n'ai pu publier ce livre que parce qu'il était déjà largement écrit avant mon arrivée. J'ai seulement dû arracher quelques moments pour le terminer ici. Mais, il est vrai que la responsabilité qui m'a été confiée ne me laisse pas beaucoup de temps pour entreprendre la rédaction d'un nouveau livre.
Dans "Un léopard sur le garrot", vous vous racontez pour la première fois. Pourquoi ouvrir maintenant une brèche sur votre parcours et vos années de médecine humanitaire ?
J.-C. R. :Peut-être ai-je éprouvé le besoin, au moment où j'ai entrepris ce livre et sans savoir encore que l'on me demanderait de partir pour le Sénégal, d'opérer un certain retour sur moi-même et de faire le bilan d'années très intenses et très riches pendant lesquelles je n'avais guère disposé d'un temps de respiration. Mais finalement cet intermède a été de courte durée... .
Est-ce plus difficile de parler de soi ou d’inventer une fiction ?
J.-C. R. :Il est beaucoup plus difficile d'inventer une fiction et les mécanismes romanesques (auxquels peu d'auteurs contemporains se frottent, préférant les facilités de l'autobiographie) exigent une rigueur et une concentration qui n'ont leur équivalent dans aucune autre forme littéraire.
Quels sont les points communs (s’il en existe) entre la médecine, la neurologie, la diplomatie et l’écriture ?
J.-C. R. :Si un point commun doit être défini entre ces activités, je dirai que c'est une commune quête de l'humain dans ses différentes dimensions physiques, psychiques, sociales et romanesques.
Trois hommes cohabitent-ils en vous ? Si oui, avec lequel avez-vous le plus d’affinités ?
J.-C. R. :Je n'ai de préférence pour aucune des dimensions de le ma vie sinon j'aurais plus de facilité pour la simplifier.
Le Sénégal et la France ont des liens forts, en particulier grâce à la littérature, puisque le français est reconnu par la Constitution de 2001 comme langue officielle. Six autres langues ont le statut de langues nationales : le wolof, le sérère, le peul, le mandingue, le soninké et le diola, sans parler des langues vernaculaires. Les Sénégalais sont-ils tous polyglottes ?
J.-C. R. :La question des langues au Sénégal est complexe puisque ce pays dispose d'une langue nationale largement prépondérante (le Wolof) mais que toutes les ethnies ne sont pas prêtes à la reconnaître comme langue officielle. Le français joue donc un rôle de "langue arbitre" de terrain commun. Cependant j'insiste auprès de mes interlocuteurs pour leur dire que le français apporte aussi au Sénégal l'ouverture internationale qui est indispensable à ce pays. Le Sénégal a une vocation, par sa position géographique, de pays d'échanges. La langue française en est l'instrument. J'ajoute qu'il n'y a pas d'opposition entre la maîtrise du français et la maîtrise d'autres langues internationales. L'expérience montre ici que ceux qui maîtrisent bien le français sont aussi ceux qui parlent l'anglais ou l'espagnol.
Avez-vous connu Léopold Sedar Senghor ? Qui sont les grands auteurs sénégalais contemporains ?
J.-C. R. :Je n'ai malheureusement pas connu Léopold Sedar Senghor, mais une des joies que m'a valu la rencontre avec l'Académie Française a été la possibilité de recueillir de ses membres de nombreuses anecdotes sur le poète sénégalais. Le Sénégal compte de grands auteurs vivants : Cheikh Amidou Kane, le plus illustre, constitue une véritable référence. Parmi les auteurs plus jeunes, on compte aussi bien des romanciers (Aminata Sow Fall, Boubacar Boris Diop, Nafissatou Dia-Diouf) ou des poètes (Amadou Lamine Sall) que des historiens (Ibrahima Thioum) etc... Enfin, au Sénégal se rattachent des auteurs vivants en France comme Fatou Diome ou Marie Ndiaye.
Dans "Le ventre de l’Atlantique", la romancière Fatou Diome raconte avec humour les rêves d’évasion des jeunes Sénégalais. La France est-elle encore un fantasme pour les habitants de ce pays ? Son image semble s’être altérée avec le durcissement des politiques d’immigration, cela a-t-il des conséquences sur la perpétuation d’une culture francophone ?
J.-C. R. :Les Sénégalais rêvent d'autres horizons. Ils espèrent périodiquement qu'un nouveau partenaire va venir leur offrir l'avenir radieux qu'ils désirent. L'Amérique, l'Inde et la Chine, les Pays du Golfe ont successivement joué ce rôle mais la rencontre avec ces nouveaux mondes a été souvent source de déception. Et c'est finalement toujours vers la France que reviennent les Sénégalais. C'est avec nous que les liens restent les plus étroits, les plus passionnels, pour le meilleur et pour le pire. Les obstacles de la circulation vers l'Europe et vers la France sont mal compris au Sénégal parce que les ressortissants de ce pays considèrent comme un droit naturel leur liberté d'accès à une France dont certains sont citoyens depuis 3 siècles. Je m'efforce d'aplanir ces difficultés et d'accompagner la politique de gestion concertée des flux migratoires que nous mettons en place conjointement avec les autorités sénégalaises pour permettre un accès mieux maîtrisé à notre territoire et favoriser les échanges entre nos deux pays.
Que représente aujourd’hui la francophonie : est-ce une notion désuète comme certains auteurs l’ont déclaré lors du salon du livre de Saint-Malo 2007 ? (Manifeste pour une littérature monde de Michel Le Bris) ?
J.-C. R. :Il faut distinguer la francophonie en tant qu'instrument technique et politique, lieu d'échanges, groupe de pays agissant selon des valeurs communes. Cette francophonie là est très vivante et nul ne la conteste. En revanche, dans le domaine littéraire les choses sont moins claires. Certains ont fait remarquer à juste titre que la définition d'une littérature francophone correspond à la création d'un ghetto dans lequel sont placés des auteurs (antillais, libanais, africains) qui mériteraient et souhaiteraient d'appartenir sans restriction au groupe des auteurs tout simplement français. Cette question n'est pas tranchée mais elle doit nous inciter à une certaine retenue dans l'usage du concept, au départ bien intentionné, de littérature francophone.
Propos recueillis par Nathalie Six pour Culturesfrance (N°33 octobre/novembre)
"Un léopard sur le garrot : chroniques d'un médecin nomade ", Jean-Christophe Rufin, Gallimard, 283 p., 17,90 euros.