Les vacances au Tiers-Monde, il n'y a que ça de vrai. On en revient transformé par les rencontres, par les usages, par la perception qu'il existe tant de vies différentes et que la sienne est à tout prendre privilégiée.
Avec un peu de chance, on peut même y contracter un petit inconvénient sanitaire, payer de son corps en échange de ce que le voyage a offert, et fièrement arborer les cicatrices de son expédition devant ceux qui sont restés. Une turista prolongée, des piqûres de moustiques apparemment anodines mais on ne sait jamais dans ces pays-là... Dire « ma maladie ».
On rapporte du Tiers-Monde des anecdotes à faire béer même les plus incrédules : la monnaie là-bas est si dévaluée qu'à la banque on compte en milliers de milliards ! (« Nooooooon ??? ») Leur système de santé est tellement à bout qu'on peut y mourir de vieilles maladies comme la pneumonie, mais ils ont été très gentils pour soigner ma turista ! (« Aaaaaaah ??? ») Comme ils ne vont pas chez le dentiste parce que ça coûte des milliers de milliards, les rangées d'échiquier vont par deux et sentent les égoûts ! (« Ooooooh ??? ») La justice est tellement corrompue que quand on s'est fait rentrer dedans par un scooter on a préféré payer pour les éraflures sur le scooter plutôt que de porter plainte, et maintenant on envoie de temps en temps un petit quelque chose. Lui il nous envoie des photos de son scooter. Il est super sympa ! (« Sans déconneeeeer ??? »)
Et ainsi de suite.
Or ces historiettes cocasses avaient un prix, et celui-ci était plutôt salé.
Mais plus maintenant.
Si le voyage — en particulier en avion — s'est démocratisé depuis une quinzaine d'années, le rythme n'était pas assez rapide pour assurer à tous ces vacances au Tiers-Monde qui leur permet de briller en société. D'ailleurs, il ne serait guère durable et citoyen que tous les Français prissent l'avion en même temps, rapport aux ours polaires rôtis par les turbines de l'A319.
Discrètement, la société s'est adaptée pour permettre à chacun de s'offrir une dose de dépaysement et d'engranger de merveilleuses choses vues qui viendront rehausser le filigrane d'une réalité parfois répétitive. Un peu de rêve.
Le Tiers-Monde s'est démocratisé.
Et il n'est plus besoin maintenant d'emballer soigneusement sa crème solaire et de vérifier la validité de son passeport pour découvrir des merveilles culturelles dont on ne soupçonnait pas l'existence.
Le coin de l'avenue Auber et de la rue des Mathurins, à Paris, est devenu un formidable marché où l'on peut acheter de l'artisanat SDF pour quelques piécettes - les objets en fil de fer de Soweto sont de toute façon out, investissez dans les cendriers en boîte de Bavaria.
Sur la ligne 3 du métro parisien, on peut le dimanche en milieu de journée assister si l'on est chanceux à une danse folklorique (solo) accompagnée d'un chant rituel en kobaïen. Les autres jours et les autres villes ont leurs orateurs, leurs prêcheurs et leurs artistes de tunnel, cette multitude colorée insoupçonnée, riche de l'innocence absurde et de la joie de vivre que trop souvent nous pensons être hors de portée.
Cette richesse de l'esprit et cet espoir, ne nous y trompons pas, ne peuvent pleinement s'exprimer que dans des conditions économiques spartiates. A-t-on déjà vu au Palais Brongniart un petit enfant africain rire de toutes ses dents si blanches pendant l'ascension d'une bulle spéculative ?
Non.
Alors qu'une nuit d'hiver, sur le trottoir d'en face, dans le froid et dans des duvets miteux, ça pouvait arriver, si on regardait bien.
Trop de confort tue la vie intérieure. La spiritualité. Et la spiritualité c'est très très très important, comme l'a récemment rappelé le Président de la République.
Ça tombe bien, puisque quelques semaines plus tard un sérieux coup de frein a été mis à la tendance amollissante héritée des Trente Glorieuses et des quelques Joyeuses qui ont suivi.
Il était juste de trembler quand le CAC a flotté, puis coulé [1]. Nous avons accepté de sceller notre destin au boulet des richesses matérielles pour que l'immense majorité puisse se concentrer sur les richesses spirituelles. Et aujourd'hui, après toute cette misère, il nous faut nous évader un peu.
Et quelle meilleure occasion que d'aller voir comment vivent les Autres et s'enrichir de nos leurs différences ?
Le pompiste à temps partiel, l'auditeur du journal parlé, l'observateur du contenu de la boîte aux lettres ou du fond d'une assiette aussi sobre qu'un Malevitch, rien ne vient s'opposer à l'envol de leur âme vers des cieux vierges livrés aux couleurs chatoyantes de l'imagination. Le moindre petit événement heureux suscitera leur bonheur. Ils feront montre d'ingéniosité et d'ambition pour transcender les difficultés quotidiennes et nous émerveiller par des tours savants.
C'est le moment d'aller au Tiers-Monde et de vivre ces aventures qui feront pâlir d'envie la voisine, la prochaine fois qu'on ira chercher du mou chez Madame Villouze.
Sortez dans la rue !
En plus, il n'y a pas de décalage horaire. Adieu les disgracieuses poches sous les yeux !
[1] il remonte lentement à la surface ces jours-ci, mais qui sait ce que demain réserve ? Sera-t-il vert ? Sera-t-il rouge ? Espérons que non, c'est une vision effroyable quand le CAC a rougi.