J’ai déjà eu l’occasion il y a quelques semaines de citer un passage de l’ouvrage d’humeur que Mike Ormsby a consacré à la Roumanie : « Never Mind the Balkans. Here’s Romania ». Son portrait de l’évolution (peut-on lire entre les lignes contre-évolution, comme on dit contre-révolution ?) des trains roumains m’avait amené à une comparaison avec la situation italienne où je ne savais donner un prix d’horreur (d’horreur) à l’une plus qu’à l’autre des compagnies nationales respectives.
Entre deux romans, j’ai pris ce livre là à petites gorgées, avec beaucoup d’amertume, je dois bien le dire ! Il m’a donc accompagné, jour après jour, en me proposant une vision purement pessimiste d’un pays, au travers du récit de situations quotidiennes que je pouvais très bien rapporter à quelque treize années de partage.
A plusieurs reprises pourtant il m’est venu l’envie de remplacer le nom Bucarest par celui de Paris, celui de Roumanie par France ou Italie et je ressentais comme une attaque personnelle nombre de considérations générales qui auraient très bien pu se placer dans une anecdote sur Rome, Madrid, Lisbonne ou Athènes.
Pourquoi tant de hargne ? Une supposition semble conduire inéluctablement à l’ensemble des conclusions partielles (morales ?) qui viennent clore chaque chapitre : rien ne marche correctement. J’ajoute même en interprétant les réflexions de l’auteur : on est ici dans un monde qui a été définitivement rendu inutilisable, un monde cassé, où quelques îlots fonctionnent, à la grande surprise de l’auteur. J’ajoute encore sans me tromper je crois sur son sentiment : un monde qui était déjà probablement condamné avant le communisme, mais dont la centralisation étatique a libéré et exacerbé tous les défauts.
Et pourtant j’ai l’impression que Mike aime ce pays et que, comme pour moi, il est devenu le lieu où on revient après un grand voyage, en attendant de s’y installer pour le long terme. Différence essentielle : il y est à l’heure actuelle installé en permanence, pas moi.Ce qui veut dire qu’il se bat au quotidien contre des règles absurdes, des règlements inexplicables, des lois inappliquées, des habitudes qu’on ne peut décrypter que si on est né sur place. Ce qui n’est pas mon cas puisque le contournement de ces obstacles multiples quelqu’un l’a fait pour moi en me rendant la vie facile. Et s’il y a trois ans je n’ai jamais pu ouvrir un compte en banque parce que le Règlement venait de changer pour les étrangers,que le responsable était en vacances, que le Règlement en question était sur le serveur, mais que les ordinateurs étaient en panne et qu’on était vendredi après midi, quelques minutes avant la pause du week-end, et qu’il faisait bien trop chaud pour s’énerver, j’ai pensé que je me trouvais dans le seul pays du monde où on refusait de l’argent. Je me suis moi aussi fait la réflexion que, dans ce cas, le pays était condamné à ne jamais connaître la modernité que dans les boutiques de mode de la Calea Victoriei.
Il est vrai que j’habite au Luxembourg où l’argent vient du monde entier, sans entraves, mais où il faut un an pour obtenir une poubelle de l’administration compétente de la capitale quand on travaille dans un monument de l’Etat.Qui est responsable en effet ? Dans la banque roumaine et dans l’administration des poubelles luxembourgeoises ?
Nous pouvons tous ajouter un florilège aux personnages de Caragiale et à ceux de Courteline à l’égal de ceux qui traversent les pages de ces portraits dispersés. Bouvard et Pécuchet sont des caractères universels. Et l’arrogance se développe partout, dans le modèle exporté par la télévision américaine qui aura parachuté sur de nombreux nouveaux pays de l’Europe un nouveau type de Père Noël Coca-Cola : le jeune libéral nouveau riche au volant d’un quatre-quatre puissant et sauvage.
Ces Pères Noël là se sont en effet placés sur le devant de la scène, mais sans toutefois faire disparaître les Mercedes roms ou mafieuses qui ont occupé l’espace dès qu’une nouvelle société d’hiérarques débarrassés des stigmates communistes anciens qu’ils portaient sur leurs visages est venue au pouvoir. Ils se sont ajoutés.
Qu’une nouvelle génération soit arrogante et m’as-tu vu est-ce vraiment étonnant ? Ne savons-nous pas d’où vient l’exemple ? Que les meilleurs esprits continuent à espérer quitter le pays et le fassent vraiment, ne nommons-nous pas cela de l’immigration raisonnée…à notre profit ?
Mike Ormsby se lit avec grand plaisir. Son anglais qui est plus journalistique que littéraire donne de la vigueur à ses portraits souvent cruels et il n’hésite jamais à se peindre lui-même dans la situation du naïf.
Nous sommes fin 2006 à quelques heures de l’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne :
« You don’t have a television? asks Denis, glancing around my sitting room, wide-eyed with wonder. I shake my head. He checks the kitchen and bedroom, just in case. He looks deeply troubled. “Incredible”, he adds. “But don’t worry we do!” So that’s another reason you’ll visit for New Year! Europe, here we come!” He lunges forward and kisses me hard on the cheek, like we we’re Mafiosi. Then he’s gone.
Sure enough, on December 31, the TV dominates the sitting room in Deni’s small apartment. The volume is at full-blast. Grinning celebrities poke fun at one another, and most channels seem to show young Romanian men pretending to be middle-aged women, or middle-aged Romanian women pretending to be disco babes. Mutton dressed as lamb.
At midnight we watched fireworks on TV. Denis produces a box of rockets and lights one at the kitchen window. It zooms off into the night like a shooting star. The kids jump for joy.
“These are illegal! Laughs Denis, as sparks fly. He gives rockets to Mariana and Ovidiu, and ignites their fuses with a cigarette lighter. It looks like an accident waiting to happen.
“Welcomes to the E.U.! He says, sloshed.
“I’m British, we’re already in it”, I reply, waving a sparkler, trying to write my name.
At nine, the next morning we finely go to bed. I sleep on the sofa. We wake at noon, to the sound of a loud cracks. Curious, I amble to the window and look down into the street.Men dressed in traditional white costumes are walking up and down, waving long rope whips and turning a hurdy-gurdy for money. Neighbours throw coins and notes. So we do it too.
“It’s tradition” explains Raluca, wrapped in a bathrobe, tossing down a few lei.
“Why?” I ask, intrigued.
“No idea” replies Denis, sipping coffee. Then he grabs the remote. “Let’s watch TV”.
Regardons donc la télévision. Je vous conseille d’ailleurs en relation avec le contexte ci-dessus : « Ulita spre Europa ». L’allée (ou le chemin) vers l’Europe. Je ne sais pas si le pilote présenté sur le site de la télévision roumaine a réellement donné naissance à une série, mais la présentation (en anglais) dit peut-être plus encore que le texte dont je viens de citer des extraits. Allez donc passer un instant dans l’auberge de l’Europe au beau milieu du pays.
De quel discrédit parlons-nous ?
Alexandru Paleologu se souvient d’un spectacle (Médée, les Troyennes et Electre) mis en scène par Andrei Serban à la Grande Halle de La Villette « un an et un mois après l’agression des « mineurs » sur la Place de l’Université à Bucarest”….
« Le seul message que les Roumains pouvaient faire entendre en Occident à un moment où la France venait de saluer par une visite d’Etat le régime usurpateur qui avait tué leur (contre)révolution, ne pouvait être que le cri tragique d’une cité se sentant maudite et se voyant livrée aux abominations. Ils étaient (et sont) au plus bas de leur discrédit dans le monde, au plus profond de la désespérance. Leur colère tombe, coulant dans le silence ; elle se ranime de temps à autre, peut-être s’embrasera-t-elle de nouveau un jour ?
Seul l’art est un exutoire. Les chefs-d’œuvre inconnus. Car on n’écoute pas les chants de ceux dont on salue les meurtriers, on ne s’imagine même pas qu’ils en sont capables. »
L’art est certainement un exutoire. Et la télévision ?