Attention, lecture dangereuse!
Lu dans le "tiers livre" rédigé par François Bon (à lire aussi sur ce même site, une profession de foi très intéressante sur l'avenir la littérature, de l'édition et d'internet). Au moment où un tsunami commercial menace un été pluvieux.
"Chris Moran, l’attachée de presse de la maison d’édition Arthur A. Levine, la filiale de Scholastic qui publie la série "Harry Potter" aux États-Unis, n’a voulu faire aucun commentaire. "Il y a beaucoup de rumeurs sur internet. Nous ne confirmons ni n’infirmons aucune d’elles. Nous ne pouvons pas dire si c’est vrai, et personne ne le saura avant que le livre soit publié", a-t-elle affirmé".
Selon la rumeur...
L'idée de la mort s'est installé en Harry comme celle l'amour.
Très lacanien, très platonicien. La mort est comme la piqure du "grand frelon ailé". Elle vous pique et ne vous lâche plus. Elle exerce une fascination mortelle. Harry ne peut que la rejoindre.
Piqué à mort, Harry est de fait dans une zone entre la vie et la mort. Il n'est plus vivant, il n'est pas encore mort. Antigone...
C'est l'endroit où le sujet ne peut se tenir et par lequel il doit passer. Un lieu qui marque son "être de néant". Il a pourtant bien du mal à y croire. Pour s'y rendre, il lui faudra bien six ou sept romans, n'est-ce pas ?
Dans son cas, les multiples péripéties de son roman sont une série d'actes qui n'en sont pas. N'ayant pas commis l'acte, le seul, celui qui aurait permis de dire, "voilà, je l'ai fait et je suis mort", Harry commet une série de petites actions que ses lecteurs peuvent prendre pour des actes de bravoure. Mises bout à bout, ces actions le conduisent à détruire son corps. Elles accordent son corps à son esprit. Mort, il l'était déjà. Il ne peut que "se résigner à mourir", c'est-à-dire renoncer au fantasme de son immortalité. Même l'écriture est mortelle.
Ce qui n'est pas mortel, ce sont ses souvenirs. Ses souvenirs ne peuvent s'effacer. Si bien que le mouvement général de son écriture n'est plus qu'une vaste manoeuvre pour se diriger vers l'objet perdu. La sonnette tinte en lui, le bruit du pas de ses parents reconduisant Mr S., un glas dans le froid glaçant le langage. Un grelot dissolvant la réalité. Un "tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais".
Harry est mort quand ses parents sont partis. Depuis ce moment, il ne cesse de les entendre partir, de les attendre et de vouloir les rejoindre.
Peu à peu, rien n'existe plus pour lui d'autre que ce tintement.
Harry ne passe pas à l'acte. Il décide seulement de rejoindre l'objet. Son roman n'est pas un texte d'action, c'est le récit de sa "résignation" devant l'objet qui l'envahit jusqu'à le dissoudre.
Harry Potter 7, les derniers feuillets
Traduction originale par © François Bon _ 16 juillet 2007
"Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la mort, je la détestais. Mais après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu’on n’aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement, que je ne pouvais m’occuper d’une chose sans que cette chose traversât d’abord l’idée de la mort et même si je ne m’occupais de rien et restais dans un repos complet, l’idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l’idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j’étais devenu un demi-mort, c’étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l’impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l’idée de la mort, que j’étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c’était venu ensemble, qu’inévitablement ce grand miroir de l’esprit reflétait une réalité nouvelle".
(...)
"Bien que je crusse à ma mort, de même que ceux qui sont les plus persuadés que leur terme est venu sont néanmoins persuadés aisément que s’ils ne peuvent pas prononcer certains mots, cela n’a rien à voir avec une attaque, une crise d’aphasie, mais vient d’une fatigue de la langue, d’un état nerveux analogue au bégaiement, de l’épuisement qui a suivi une indigestion.
Moi, c’était autre chose que les adieux d’un mourant à sa femme, que j’avais à écrire, de plus long et à plus d’une personne. Long à écrire. Le jour tout au plus pourrais-je essayer de dormir. Si je travaillais, ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille".
"Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux oeuvres qu’aux hommes. Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits peut-être, mais tout autre. Sans doute, quand on est amoureux d’une oeuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, et ne pas penser à son goût mais à une vérité qui ne nous demande pas nos préférences et nous défend d’y songer. Et c’est seulement si on la suit qu’on se trouve parfois rencontrer ce qu’on a abandonné, et avoir écrit en les oubliant les Contes arabes ou les Mémoires de Saint-Simon d’une autre époque. Mais était-il encore temps pour moi, n’était-il pas trop tard ?"
(...)
"Je me disais aussi : « Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d’accomplir mon oeuvre ? » La maladie qui, en me faisant comme un rude directeur de conscience mourir au monde, m’avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et comme je l’avais remarqué depuis longtemps au moment où j’avais cessé d’aimer A..., les forces de ma mémoire. Or la recréation par la mémoire d’impressions qu’il fallait ensuite approfondir, éclairer, transformer en équivalents d’intelligence, n’était-elle pas une des conditions, presque l’essence même de l’oeuvre d’art telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque ? Ah ! si j’avais encore eu les forces qui étaient intactes dans la soirée que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champi. C’était de cette soirée, où ma mère avait abdiqué, que datait avec la mort lente de ma grand’mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s’était décidé au moment où ne pouvant plus supporter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé, en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. S.... Mes parents l’avaient accompagné, j’avais entendu la porte s’ouvrir, sonner, se refermer. A ce moment même, dans l’hôtel du prince de Rowling, ce bruit de pas de mes parents reconduisant M. S..., ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette qui m’annonçait qu’enfin M. S... était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l’instant où je les avais entendus et la matinée Rowling, je fus effrayé de penser que c’était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je pusse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque, ne me rappelant plus bien comment ils s’éteignaient, pour le réapprendre, pour bien l’écouter, je dus m’efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. Pour tâcher de l’entendre de plus près, c’est en moi-même que j’étais obligé de redescendre. C’est donc que ce tintement y était toujours et aussi, entre lui et l’instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais pas que je portais. Quand il avait tinté j’existais déjà et depuis, pour que j’entendisse encore ce tintement, il fallait qu’il n’y eût pas eu discontinuité, que je n’eusse pas un instant pris de repos, cessé d’exister, de penser, d’avoir conscience de moi, puisque cet instant ancien tenait encore à moi, que je pouvais encore le retrouver, retourner jusqu’à lui, rien qu’en descendant plus profondément en moi. C’était cette notion du temps incorporé, des années passées non séparées de nous, que j’avais maintenant l’intention de mettre si fort en relief dans mon oeuvre. Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs, de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs - si indifférents, si pâlis - sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui qu’ils torturent encore, eux qui finiront par périr quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus".
Platon, La république, livre IX
"Suppose en outre qu'il lui arrive la même chose qu'à son père, qu'il soit entraîné dans un dérèglement complet, [572e] nommé par ceux qui l'entraînent liberté complète, que son père et ses proches portent secours aux désirs intermédiaires, et les autres à la faction opposée; quand ces habiles magiciens et faiseurs de tyrans désespèrent de retenir le jeune homme par tout autre moyen, ils s'ingénient à faire naître en lui un amour qui préside (615) aux désirs oisifs et prodigues : quelque frelon ailé et de grande [573a] taille. Ou bien crois-tu que l'amour soit autre chose chez de tels hommes?
Non, dit-il, ce n'est rien d'autre.
Lors donc que les autres désirs, bourdonnant autour de ce frelon, dans une profusion d'encens, de parfums, de couronnes, de vins, et de toutes les jouissances qu'on trouve en de pareilles compagnies, le nourrissent, le font croître jusqu'au dernier terme, et lui implantent l'aiguillon de l'envie (616), alors ce chef de l'âme, escorté par la démence, [573b] est pris de transports furieux, et s'il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages et gardant encore quelque pudeur, il les tue ou les boute hors de chez lui, jusqu'à ce qu'il en ait purgé (617) son âme et l'ait emplie de folie étrangère.
Tu décris là de façon parfaite l'origine de l'homme tyrannique.
Aussi bien, poursuivis-je, n'est-ce pas pour cette raison que depuis longtemps l'amour est appelé un tyran?
Il le semble, répondit-il. [573c]
Et l'homme ivre, mon ami, n'a-t-il pas des sentiments tyranniques?
Si fait.
Et l'homme furieux et dont l'esprit est dérangé, ne veut-il pas commander non seulement aux hommes, mais encore aux dieux, s'imaginant qu'il en est capable?
Si, certes.
Ainsi donc, merveilleux ami, rien ne manque à un homme pour être tyrannique, quand la nature, ses pratiques, ou les deux ensemble, l'ont fait ivrogne, amoureux et fou.
Non, rien vraiment".