Tous comptes faits, je crois que tout cela aurait pu être une scène tirée d'un film. Je descend l'escalier de bois une cigarette au coin de la bouche et la chemise sortie du pantalon. Mes pompes, mes premières Docs complètement déglinguées, manquent de s'échapper et d'arriver en bas bien avant moi. L'automne s'installe avec sagesse et je ne peux que sentir le froid engourdir les lèvres et étendre les feuilles qui tombent.
La codéine venait de calmer mes douleurs dorsales et s'insinuait maintenant dans mes cuisses. Arrivé devant la porte de mon entrée, j'essaie de me garer en marche arrière, entre deux voitures, et ce sans connaître vraiment le gabarit du jouet dont je dispose encore ce soir. Si je n'essaie pas, il n'y aucune chance pour que j'y parvienne facilement. Voilà bien une nouveauté qu'il me faudrait appliquer à d'autres contextes. Dès le début, je sens que ma tentative est d'avance vaine. Alors je fais demi-tour, et me décide à aller faire un tour. Passe à la radio une chanson qui m'est familière, ou du moins qu'il me semble avoir apprécié lorsque je l'entendais étant gamin. Je suis incapable d'en retrouver le titre, alors d'avance je choisis mes directions.
Un trajet que j'effectue rarement me semble judicieux: les routes ayant été refaites il y a quelques mois seront ce soir le terrain de jeu parfait. Une fois hors de la ville, je dégaine les pleins-phares pour ne pas être surpris par un mauvais virage. Le macadam monte et descend, j'accélère et traverse quelques nappes de brouillard. Il semble que je traverse les nuages, à voir ces fantômes s'écraser contre le pare-brise. En tournant la tête, j'aperçois le bleu de la nuit, infini. Rien d'autre n'existe à ce moment précis et j'écrase l'accélérateur. Ils ne me rattraperont pas. Personne ne pourra m'avoir. Effectivement, personne ne peut saisir cette chance à ma place, alors j'en profite. Non, il sera maintenant impossible de me mettre le grappin dessus. Cette départementale est devenue l'endroit propice pour s'amuser un peu, et la sensation de danger que je fournis à ma poitrine est d'une incommensurable légèreté. Le compteur affiche cent-vingt. A droite, un fossé pourrait être mortel avant d'être remplacé par une barrière de sécurité qui porte foutrement mal son nom. L'électronique du ciel, les nuages qui migrent en sensations toutes personnelles et les réverbères qui s'affichent au loin comme la permission d'un lendemain sans conséquences. J'aimerai lui faire partager tout cela mais cette fois, elle n'est pas à mes côtés.
Alors en rentrant, je jette un coup d'oeil appuyé à la Lune comme s'il s'agissait de son corps. Cette fois il n'y aura pas d'échec. La radio diffuse la classique d'Eurythmics. Je n'y parviendrai jamais si je n'essaie pas. Alors je rentre la voiture entre les deux autres, et cela passe comme une lettre à la poste, même de justesse. Quelques instants plus tard, je m'allume une clope, assis sur les marches d'escalier, le corps épuisé mais l'esprit vif comme un néon. Je suis parfaitement stable, le pied gauche sur une marche alors que le droit repose sur celle du dessous. Mes bras patientent sur mes genoux. Les mains tombant dans le vide, je regarde la fumée de ma cigarette, parfaite linéaire sur quelques centimètres, avant de fuir définitivement dans tout cet espace libre. Voilà qui représenterait peut-être toute ma vie: regarder ma cigarette se consumer, en en appréciant chaque bouffée.
Tout est en place et les mots se sont parfaitement poursuivis à travers une fuite sans issue. Terminant mon deuxième whisky on the rocks, je suppose qu'il serait judicieux d'aller se coucher au plus tôt. Il y a néanmoins une morceau que j'aurai apprécié d'écouter à la radio. Je me souviens encore de la lune pleine et de son visage paisiblement endormi.
Grover Washington Jr. "Just the two of us"
"I see the crystal raindrops fall
And see the beauty of it all
Is when the sun comes shining through
To make those rainbows in my mind
When I think of you some time
And I want to spend some time with you
Just the two of us
We can make it if we try
Just the two of us
Just the two of us
Building castles in the sky
Just the two of us
You and I"