Ici, en Islande, Olivier me racontait qu'il avait été convié à des dîners au cours desquels les hommes, confortablement installés dans un canapé, pouvaient demeurer ensemble, sans échanger le moindre mot, pendant d'interminables minutes.
Parfois, Olivier interrogeait son hôte sur ses enfants ou son travail et ce dernier lâchait avec difficulté un « ça va » laconique avant de replonger l'assemblée dans un long et néanmoins courtois silence.
Le temps pouvait sereinement s'écouler au son clopin-clopant de l'horloge massive et sombre.
Quand ils n'ont rien à dire, les hommes islandais ne disent rien.
Et le cliquetis de la vie qui passe ne les émeut point autant que ces gens qui parlent et qui parlent pour couvrir l'effrayant requiem d'un épilogue inexorable.
C'est sans doute l'une des raisons supplémentaires pour lesquelles je crois pouvoir me sentir si bien en Islande.
Quand je n'aurais rien à dire, je ne dirai rien dire non plus. Et toc !
D’une façon générale, entamer une conversation avec des gens que je ne connais pas est pour moi une expérience douloureuse.
Quand le courant ne passe pas, il me faut déployer des trésors d’énergie pour tenter de dissimuler mon ennui et dire avec l’expression enjouée et passionnée d’un homme qui rentre d’une expédition de 10 ans dans les contrées les plus reculées de l’Afrique australe, que décidément nous avons une chance rare d’avoir le temps radieux que nous avons.
Il m'arrive de penser que les âmes, parfois, se parlent lorsque les bouches se taisent.
Mais rares sont les personnes en présence desquelles je peux demeurer muet sans ressentir la gêne qu'engendre ce mutisme. Bien que souvent, la pénurie de mots fut mille fois préférable à la banalité de certaines conversations.
La nuit dernière, je me suis rappelé l'un de ces moments pendant lesquels le silence est d'or. C'était avec mon père. Que je ne voie plus depuis 3 ans environ. Que j'avais revu les 2 ans qui ont précédé ces 3 ans. Que je n'avais pas revu près de 8 ans auparavant. Cela peut nous emmener assez loin. Je m'arrête donc là. Les relations avec mon « papa » sont autant complexes qu'épisodiques.
De mon enfance, j'ai conservé peu de souvenirs de notre relation, si tant est qu'on puisse qualifier de « relation » l'apathie sentimentale, l'avarice d'échange, d'amour, de complicité qui caractérisa la nôtre.
Celui auquel j'ai pensé se situait à Haubourdin. Dans cette banlieue de Lille, proche de la Belgique où nous résidions, avec ma sœur cadette, dans la fin des années soixante.
Un soir, mon père rentra avec sa nouvelle automobile : une Fiat 125 blanche avec tableau de bord en acajou et sièges en cuir noir.
Pour fêter l'événement, il proposa une balade nocturne.
En pyjama et robe de chambre, sanglé dans la ceinture de sécurité du siège avant, j'étais fier de partager ces instants rares de complicité, à une heure où les enfants de 7 ans sont déjà au lit.
Champs, arbres, étoiles : sur cette route déserte de campagne, éclairée seulement par les yeux jaunes et ronds du bolide, la nuit noire avait tout gobé. Cette nuit-là, j'ai savouré ces longues minutes exemptes de paroles, ces moments imprévisibles pendant lesquelles 2 individus, attentifs aux vibrations d'un moteur et à ce paysage éphémère, lumineux et triangulaire, n'eurent pas besoin de se parler pour se comprendre et profiter d'être ensemble.
Je compte sur les doigts d'une main les personnes avec lesquelles je peux ainsi parler sans ouvrir la bouche.
Ce qui ne fait pas de moi un ventriloque pour autant.