Des douleurs pour plus tard

Publié le 12 octobre 2008 par Marc Lenot

Résolution : n’aller voir la grande exposition Picasso que lentement, posément, sans trop de foule, au mépris de l’actualité; en attendant, Orsay et le Louvre. La confrontation Picasso Manet à Orsay autour du Déjeuner sur l’herbe (jusqu’au 1er Février) est, semble-t-il, la plus passionnante. Au lieu de simplement juxtaposer toiles de Picasso et toiles de maître(s), elle décortique sur trente ans la manière dont Picasso a absorbé, digéré, transformé la toile de Manet.

Des questions essentielles se posent là : la juxtaposition du nu et du vêtu, les interactions dites ou suggérées entre les protagonistes, la peinture en studio et la nature. De ce tableau qui fit scandale, Picasso mesure d’abord l’ampleur, la force : c’est ainsi qu’en 1932 il note, au dos d’une enveloppe, le commentaire “Quand je vois le Déjeuner sur l’herbe de Manet, je me dis des douleurs pour plus tard” (beau texte de François Rouan dans le catalogue sur ces ‘douleurs’).

L’exposition déroule dessins, toiles, gravures, sculptures (de plein air !) de Picasso de 1954 à 1970. 22 ans de gésine (ou plus, car il vit sans doute la toile dès 1905) avant d’oser s’y affronter, puis des rafales d’interprétations, de modifications, de transpositions, qui se tarissent quelques années, puis resurgissent, différentes. Parfois, ce sont les personnages qui sont l’objet principal de ce travail. Ils enflent, se travestissent (en Père Noël !), se dénudent, passent d’un plan à l’autre. La quatrième chez Manet, l’insignifiante à l’arrière plan, la ‘petite juive de passage’ se trouve ainsi investie d’un nouveau destin : la voici sur un fragment de céramique de 1962, quasi archéologique, la tête en avant, encadrée par les seins, comme suspendue à une chevelure de cornes de bouquetin, existant soudain par elle-même, elle qui fut toujours la comparse anonyme.

Mais plus souvent, c’est la situation elle-même, la ‘partie carrée’ qui est triturée, recomposée, redéfinie, ce sont les liens entre les personnages, qui regarde qui, qui désire qui, qui domine qui. Au fil des tableaux et des dessins, Picasso rebat les cartes, recompose le voyeurisme, reconstruit le décor théâtral, jusqu’à le faire exploser dans le jardin de sculptures qu’il installe en 1964 à Stockholm.

Le feu d’artifice final, à mes yeux, est peu mis en valeur ici, on peut passer devant sans le remarquer tout à la fin de l’exposition. C’est une eau-forte d’avril 1970, Picasso a 89 ans, et le Déjeuner sur l’herbe fusionne avec le Peintre et son modèle. Il y a désormais un tableau dans le tableau, le peintre est cul-de-jatte, son modèle nue encadre le tableau comme un tenant héraldique. Sur la toile, Victorine Meurent se dédouble, posant effrontément à droite devant le frère Manet, double du peintre et causeur à la pipe, et chevauchant lascivement à gauche Ferdinand Leenhoff. Le tableau a pris le pouvoir, le décor est entré dans le studio, le nu et l’habillé ont enfin trouvé leur place.

Dans les salles voisines, une revisite de l’histoire de l’art moderne (d’une certaine histoire) au travers du pastel: au delà du discours un peu convenu, de très belles oeuvres.

1. Fragment d’une plaque décorée du Déjeuner sur l’herbe, 15 mai 1962, céramique, 48.5×33.5×1.8cm, Paris, Musée Picasso, MP 1990-376. Photo RMN, ©Gérard Blot.
2. Peintre cul-de-jatte dans son atelier peignant le Déjeuner sur l’herbe, 9 avril 1970, eau-forte, 22×28cm, Paris, Musée Picasso, MP1990-234.Photo RMN, ©Madeline Coursaget.
©Succession Picasso . Les reproductions des oeuvres de Picasso seront ôtées du blog à la fin de l’exposition.