Sophie était agréablement surprise. Jean-Benoît lui avait dressé un portrait mitigé de son "coach terne". Ses mains étaient fines, sa voix sonnait très jeune pour un homme mûr et il était habillé avec recherche.
- Sophie, je voudrais que tu m'expliques comment tu as réussi à coacher notre patron. Il ne jure que par toi, alors que je fais ce métier depuis quatre ans en interne.
- Quand je vous aurai expliqué, vous en ferez quoi ?
Damien se dit qu'avouer qu'il souhaitait remplacer Sophie comme coach du grand patron n'allait pas le faire.
- Eh bien, quand je serai un aussi bon coach que toi, j'aurai enfin accès aux cadres dirigeants de Swen Games.
(Résumé des épisodes précédents : Sophie est devenue, pour une raison encore inconnue, le coach de Jean-Benoît, le président de Swen Games. Elle découvre Damien, son talentueux coach interne. Toute ressemblance avec qui que ce soit est comme toujours fortuite. Les précédents épisodes des aventures de Sophie sont ici.)
- C'est quoi pour vous, "avoir accès" aux cadres dirigeants de Swen Games ?
- J'aimerais coacher les cadres de haut niveau qui ne veulent pas de mes services.
Sophie se dit que ça n'allait pas être du tout cuit. Quelle idée de vouloir coacher des gens qui s'en passaient ?
- Jean-Benoît vous a communiqué mes conditions, je suppose ?
- Toi au moins l'argent ne t'a pas polluée, une boîte de chocolat te suffit. Moi, vois-tu, je ne demande rien, c'est encore moins cher.
Sophie se demandait comment un homme aussi bien habillé pouvait travailler pour rien, lorsque Damien dévoila dans un geste théâtral une petite boîte de mignonnettes Côte d'Or.
Saperlipopette, un radin ! Pour 80g de friandises, il aurait droit au quart d'heure syndical. D'un geste preste, elle rangea ses émoluments dans son cartable, manquerait plus qu'il se serve !
- Racontez-moi ce que vous faites, comment ça a commencé.
- Après mes études d'ingénieur, j'ai mené une brillante carrière chez Swen Games, jusqu'à 40 ans. Je peux tout te dire, cela restera entre nous ?
- Pour sûr, confrère.
- J'ai eu des difficultés dans mon premier gros poste de management. Entre mon supérieur et moi, ça n'a pas fonctionné. Et entre moi et mes collaborateurs c'est parti en vrille. J'ai demandé un coaching, personne n'y connaissait rien à l'époque.
- Drôle d'idée, à quoi sert un coaching quand la performance n'est pas au rendez-vous ?
- Euh, justement, je voulais que mon coaching m'aide à régler mes problèmes.
Sophie se dit qu'en un quart d'heure elle n'avait pas le temps de tout reprendre.
- Que s'est-il passé avec votre coach ?
- La révélation. Un grand homme. Mon Maître. J'ai tout de suite compris que j'étais fait pour lui et pour ce métier. J'ai obtenu un congé formation, deux ans plus tard j'étais de retour avec mon diplôme de master coach.
- Mazette, master et coach, qu'est-ce qu'ils vont pas inventer... so what ?
- J'ai démarré tout doucement, mais maintenant j'en suis à une cinquantaine de cadres par an.
- Eh ben, ça en fait un paquet ! Jean-Benoît m'a pourtant dit qu'il ne connaissait aucun de vos coachés ?
- C'est qu'ils ne sont pas à très haut niveau, et la plupart ne se vantent pas d'avoir été coachés pour essayer de régler leurs problèmes.
- Vous travaillez sur quelle durée avec eux, et pour quels résultats ?
- Je fais une dizaine de sessions d'une heure et demie en cinq ou six mois. Grâce à mon expérience, je vais très vite.
- Ils sont souvent promus ?
- Non, mais si tu veux parler des résultats, je n'ai jamais eu de plainte. Tous mes coachés étaient satisfaits en terminant leur coaching.
- Je les comprends. Depuis quatre ans, ça vous fait combien d'anciens coachés chez Swen Games ?
- Près d'une centaine, plus ceux qui sont partis depuis.
- Ceux qui ont survécu ont sans doute des centaines de collaborateurs ? Vous devez crouler sous les demandes ?
- J'évite de coacher le collaborateur d'un ancien coaché, ce n'est pas déontologique.
- Pas des quoi ?
- C'est comme ça, il ne faut pas coacher des gens en relation hiérarchique.
- Comment trouvez-vous vos cinquante nouveaux clients chaque année ?
- Facile, je suis bien avec le service RH qui épluche les entretiens annuels. Je repère les cadres qui ont besoin d'un coaching, puis je demande à leurs patrons de me les envoyer.
- Dois-je comprendre que le coaché n'a pas le choix entre vous et un autre coach ?
- Ne me parle pas des coaches externes ! Non seulement ils prennent trop cher à l'heure, mais en plus ils prétendent qu'il faut du temps pour obtenir les résultats. Un programme d'un an vaut plusieurs mois de mon salaire, tu te rends compte ?
- Quelle outrecuidance. On se demande qui peut acheter. Vous savez quoi ? Vous allez continuer ainsi, tout cela me semble une solide position d'équilibre.
- Ah, mais je veux évoluer, moi ! J'aimerais coacher les cadres dirigeants de Swen Games.
- Pourquoi ?
- Pour éviter qu'ils fassent appel dans mon dos à de dispendieux coaches externes.
- En quoi cela vous dérange-t-il ?
- Le coaching chez Swen Games, c'est moi.
- Vous m'étonnez. Vous me semblez en pleine possession de vos moyens, sans handicap particulier. Et vous voudriez me faire croire que votre objectif serait d'empêcher votre profession de vous aider à améliorer vos pratiques ? Comment comptez-vous devenir meilleur coach ?
- Je continue à me former auprès de mon Maître. Juste pour le plaisir car je suis certifié.
Sophie consulta l'heure sur la précieuse montre de plongée de Damien. Plus que cinq minutes. Il était urgent qu'elle mérite son rationnement de chocolats. Après tout, Damien avait son rôle dans la chaîne alimentaire.
- Résumons. Après un échec professionnel, vous avez été formé au coaching lorsque personne n'y connaissait rien. Vous vous êtes constitué une rente que vous entendez bien défendre contre toute pratique concurrentielle. Swen Games n'a rien à y perdre puisque vous êtes certifié. Dans ce contexte, vous aimeriez évoluer, sans bien savoir pourquoi. Correct ?
- Oui, j'aimerais évoluer pour être reconnu comme un excellent coach par les dirigeants de mon propre groupe.
- Qu'est-ce que ça changerait, pour vous, d'être reconnu par tout le monde comme un vrai coach ?
- Tout serait différent. J'aurais confiance en moi, je coacherais des cadres de plus haut niveau qui me choisiraient librement, sur des durées plus longues et avec des résultats vraiment indiscutables...
- Vous parlez comme un coach dispendieux. Comment l'homme que vous êtes pourrait-il donner du souffle à votre travail de coach ?
- L'homme que je suis ? Je me pose tant de questions en ce moment... tu crois que c'est lié ?
- Si vous écoutiez le Damien, le vrai qui est devant moi, que pourriez-vous faire aujourd'hui d'inattendu ?
- Peut-être que je pourrais trouver un accord avec Swen Games pour m'installer en libéral.
- Si vous aviez cinq minutes pour décider de prendre cette option, ou de l'écarter pour toujours, que feriez-vous ?
- Je serais bien embêté. Je voudrais bien prendre mon indépendance, mais le Maître me le déconseille.
- Tiens, le revoilà, Mister "Mettre Coach". Juste entre vous et vous, quel est votre désir d'homme ?
Damien resta silencieux. Il se redressa en souriant.
- OK, tu as mérité tes chocolats Sophie.
- Bon, dans ce cas, je vais vous laisser, ravie de vous avoir connu.
- Attends Sophie, tu ne m'as pas encore expliqué...
Sophie avait disparu dans un léger tourbillon. Avait-elle jamais existé ?
Damien se sentait léger. Son but professionnel ne faisait plus de doute, tout restait à faire.
Il prit son téléphone et composa le numéro d'un de ces coaches qui faisaient le siège de son bureau. Il était grand temps de changer de superviseur. Ils avaient du grain à moudre, tous les deux.