Frédéric Farine, auteur d'articles critiques sur la lutte contre les orpailleurs clandestins, a été écarté d'un voyage de presse.
Pour éviter de dresser un bilan critique de l'opération Harpie, lancée début 2008 par Nicolas Sarkozy, l'armée a écarté le correspondant de l'AFP d'un voyage de presse. Objectif : « faire de l'image » sur un site d'orpaillage clandestin, alors que les trafiquants contrôlent la forêt. Enquête.
Frédéric Farine, auteur d'articles critiques sur la lutte contre les orpailleurs clandestins, a été écarté d'un voyage de presse.
Pour éviter de dresser un bilan critique de l'opération Harpie, lancée début 2008 par Nicolas Sarkozy, l'armée a écarté le correspondant de l'AFP d'un voyage de presse. Objectif : « faire de l'image » sur un site d'orpaillage clandestin, alors que les trafiquants contrôlent la forêt. Enquête.
Frédéric Farine est un journaliste qui « mouille sa chemise », comme le dit le colonel François Müller, patron de la gendarmerie en Guyane. Installé depuis longtemps dans ce département français, il va régulièrement sur le terrain visiter les sites clandestins d'exploitation de l'or en pleine forêt amazonienne.
De vraies expéditions, en pirogue ou par les airs, dans des conditions de sécurité très limite. Les chercheurs d'or n'hésitent pas tirer sur les observateurs trop curieux, gendarmes ou journalistes.
Frédéric Farine est aussi un journaliste indépendant et teigneux, du genre qui ne lâche rien. Aussi, il se met en boule lorsqu'il apprend jeudi 2 octobre qu'il n'est pas convié à un voyage de presse organisé le lendemain par la préfecture et les Forces armées de Guyane (FAG).
Objectif de la virée en hélico : le site de « Guérilla », où 80 militaires (gendarmes et soldats) ont fait une descente pour démanteler les installations des orpailleurs. Guérilla est une colline, dans la région de Saül, percée de galeries d'où l'on peut extraire jusqu'à 10 kilos d'or par semaine en concassant la roche extraite du sous-sol.
Un officiel : « Votre ligne éditoriale ne nous convient pas »
Etrangement, toute la presse locale (qui compte cinq médias) a été conviée, sauf lui. Frédéric Farine est pourtant le correspondant local de l'Agence France Presse (AFP), mais aussi le journaliste attitré de la Semaine guyanaise, un hebdomadaire indépendant qui publie des enquêtes aussi fouillées qu'incisives.
Notre confrère part à la pêche aux infos et voici les trois raisons principales avancées par l'un des organisateurs du voyage de presse :
« La ligne éditoriale de la Semaine guyanaise ne nous convient pas. »
« Si vous venez, il nous faut des garanties. »
« Cette opération vise à marquer un contre-coup à la série d'articles que vous avez publié. »
« En entendant ça, j'étais vraiment estomaqué », commente Frédéric Farine. Sa version est confirmée par plusieurs journalistes ayant participé au voyage : à mots couverts, les militaires admettent que Farine n'était pas le bienvenu, cette fois-ci.
Pour comprendre, il faut savoir que la Semaine guyanaise a récemment publié, sous sa plume, des articles qui remettent en cause l'efficacité de l'opération Harpie. Sur le seul site de Guérilla, trois interventions des forces de l'ordre en six mois n'ont pas suffi à freiner les ardeurs des clandestins qui, à chaque fois, réinstallent leur matériel.
Harpie ? Une gigantesque opération de maintien de l'ordre, annoncée le 11 février 2008 à Canopi par Nicolas Sarkozy, pour assécher les circuits logistiques utilisés par les orpailleurs. L'idée est de contrôler les fleuves par où transite le matériel des traficants, en déployant 1 000 hommes dans la forêt.
Plutôt efficace dans un premier temps, Harpie a perdu de sa vigueur depuis le rapatriement des renforts (550 hommes) fin juin. Un bilan en demi-teinte, même si les résultats officiellement présentés ne sont pas négligeables.
En tout cas, Frédéric Farine le sait, les clandos sont revenus sur leur site de prédilection. Une réalité difficile à admettre publiquement pour les autorités locales.
« Si vous venez, il nous faut des garanties... »
Cinq morts sur Guérilla
Dans son édition du 11 octobre, la Semaine guyanaise dresse un bilan mitigé de l'opération menée par les FAG sur Guérilla. Le survol du site par un hélicoptère de l'armée, quelques jours avant l'intervention du 2 octobre, aurait alerté les « garimpeiros », leur permettant d'évacuer une partie du matériel en forêt.
Mais il y a plus grave : les gendarmes ont retrouvé deux cadavres à Garoupa, la base logistique des clandestins. Un homme est mis en cause : le chef des orpailleurs, un certain Claudio, 25 ans, aujourd'hui en fuite.
Ce qui fait un total de cinq cadavres découverts en six mois, dont quatre meurtres établis avec certitude parmi les garimpeiros, victimes de réglements de compte. Sur ce point, les autorités sont beaucoup moins communicantes.
Lorsqu'il évoque des « garanties », l'interlocuteur de Frédéric Farine fait allusion à un épisode passé. En mars, à l'issue d'un précédent voyage de presse consacré à l'opération Harpie, Jérôme Vallette, rédacteur en chef de la Semaine guyanaise, a un drôle d'échange avec le commandant des forces françaises en Guyane :
« A la fin de cette visite, j'ai demandé au général Carpentier de pouvoir aller sur une vraie opération, pour constater leur vrai travail, pas l'opération de com' à laquelle nous avions assisté. Il m'a répondu : “D'accord, mais à condition de pouvoir relire l'article.” Bien sûr, j'ai refusé. »
Officiellement, l'armée avance une toute autre raison pour expliquer l'absence de Frédéric Farine du voyage de presse sur Guérilla. Le capitaine Sébastien Van Cayseele, chef de cabinet du général Carpentier, s'en tient à un motif purement technique :
« Nous n'avions pas assez de place dans l'hélicoptère [un gros Puma, ndlr], on a fait un choix, il fera partie du prochain voyage. Mais je vous assure qu'il n'y a pas de lien direct entre la non-présence de M. Farine et la ligne éditoriale de la Semaine guyanaise.»
Un argument peu crédible : plusieurs participants ont vu au moins deux places libres, et l'hélicoptère a fait un arrêt au retour pour se ravitailler en fuel. D'ailleurs, lorsque Laurent Marot, correspondant de Reuters et journaliste de RFO, demande au général Carpentier si l'absence de Farine est liée à une question de ligne éditoriale, l'officier élude : « Je ne souhaite pas répondre à cette question. »
Du côté de la préfecture, on réfute toute pression ou demande de « garanties » quelconque. Vincent Berton, directeur de cabinet du préfet, refuse de commenter l'incident. Il apprécie le journaliste qui, dit-il, fait un « travail rigoureux, sérieux et intéressant : il n'est pas sur une liste noire ».
Même tonalité du côté de la gendarmerie où le colonel Müller « regrette que M. Farine n'ait pas été convié, mais je n'ai pas été organisateur sur cette opération ». Fermez le ban.
Off the record, plusieurs participants au voyage -il y avait là le préfet, le procureur de la République, un juge d'instruction- reconnaissent l'erreur tout en avouant leur impuissance : « Nous avons besoin des hélicos de l'armée... »
Le véritable motif du courroux des militaires serait le traitement réservé à un banal fait-divers, qui avait vu un groupe de militaires s'empailler avec un groupe de gendarmes à la sortie d'une discothèque.
L'affaire s'est d'ailleurs terminée à la barre du tribunal correctionnel. En l'évoquant, Frédéric Farine avait eu la chute cruelle, sur le thème : «S'ils se bagarrent avant d'être en forêt, Harpie commence mal.»
Correction le 11/10/08 à 17h : Frédéric Farine n'est plus free-lance, mais depuis un an journaliste salarié de la Semaine guyanaise.
► Le communiqué de Reporters sans frontières, qui demande des explications aux autorités locales.
Photos : Rivière polluée par les sites aurifères illégaux à proximité
Par David Servenay Rue89