Il ne fallait surtout pas, pourtant, que Sophie s’envole. Et je parle au sens propre et non au sens figuré car ma Sophie est une magnifique perruche du Gabon. Enfin une perruche du Gabon transgénique. D’où ses pieds et ses mains. Et le fait qu’elle parle. D’où le fait qu’elle mesure un mètre 50. Mais par contre elle vole et mange des graines comme toutes les perruches.
Non je n’ai encore bu aucune goutte d’alcool ce soir !
Comme je vois que vous ne me croyez pas, je vais vous confier certaines choses mais sous le sceau du secret. Je suis docteur en biologie et je fais des recherches sur le clonage dans un laboratoire de génétique moléculaire qui dépend de la « boite » (le ministère de la défense dans notre jargon). Sophie n’est pas une simple perruche du Gabon mais une créature exceptionnelle qui n’a plus rien à voir avec l’animal d’origine. Après de nombreux essais, nous avons réussi à la cloner à partir certes d’ADN de perruche mais modifié par celui d’Albert Einstein pour son intelligence, de celui de feue mon épouse Sophie (d’où son nom, que voulez-vous, je suis un grand romantique) parce qu’elle était l’amour de ma vie (mais, hum, certainement pas pour son intelligence !) ; et de Houdini parce que nous nous sommes emmêlés les pinceaux sur la paillasse. En fait, nous voulions ajouter l’ADN de Gandhi mais l’autre équipe du labo clonait en même temps un macaque agent secret. Nous avons malencontreusement interverti les tubes. Le macaque est devenu incontrôlable au point de réussir à mettre le boxon dans l’animalerie (il a convaincu toutes les créatures de faire un sit-in en refusant de sortir de leur cage) ; et Sophie a fait fugue sur fugue pour venir me retrouver à la maison sans que les systèmes de sécurité, pourtant très performants, de notre laboratoire n’arrivent à la retenir.
Le colonel a fini par accepter qu’elle vienne vivre à la maison avec moi à la condition expresse qu’elle ne sorte pas pour ne pas qu’on puisse la voir. Vous imaginez bien l’effet que ferait une perruche parlante de 1m50 dans les rues de notre ville, tous les journaux en feraient leurs gros titres et ça en serait fini de nos recherches top secrètes. Heureusement que personne ne l’avait vu lors de ses fugues. Enfin pour être tout à fait honnête presque personne… Les services secrets ont dû s’occuper des rares spectateurs qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment en les envoyant en hôpital psychiatrique pour un séjour prolongé. La raison d’état justifie parfois quelques faux fous parmi les vrais.
Mais moi, cette raison d’état et nos expériences ont fini par me peser et me poser des problèmes de conscience. Ces pauvres gens internés en raison du secret-défense. Ces créatures que j’ai créées : le dauphin amphibie (avec des nageoires et une queue mais aussi des pattes), le ver de terre géant explorateur et le chien démineur au cou de girafe. Et surtout Sophie qui me répugne désormais autant que je l’adore. L’amour de ma vie devenu cette chose. Comment ai-je pu l’intégrer à cette créature ? Comment ai-je pu faire cela ?
Les cauchemars m’ont poussé à boire et à fumer. Pour oublier.
Comment Sophie pourrait-elle le comprendre ?
Je vais la laisser se tirer puisqu’elle le souhaite. Voler de ses propres ailes. Même si elle n’ira pas bien loin puisqu’une équipe de surveillance campe au coin de la rue. Et même si je vais avoir de gros problèmes, puisque c’était mon idée d’apporter une touche féminine à notre créature en d’en profiter pour faire revivre ma Sophie…. Une bien mauvaise idée à la réflexion.
Epilogue
Il est 9 heures du matin et Sophie est partie dans la nuit. Comme elle l’avait dit. Je dois vous avouer, avant que l’on ne vienne me chercher, que mes mails sont surveillés et qu’alors que vous lisez ce message, des hommes en blancs musclés sont probablement en route vers votre domicile. Ne m’en veuillez pas, c’est à cause de la raison d’état. D’ailleurs, comme je suis devenu incontrôlable et dangereux pour la boite, on se retrouvera probablement là-bas.
Ca m’est égal après tout ce que j’ai fait.
Ca m’est égal puisque Sophie est partie…
Et là-bas au moins, peut-être que j’arriverai enfin à oublier.