Nous vivons dans un monde où la verbalisation est la règle et le silence l’exception.
Nous vivons au milieu d’un torrent de mots ; si bien que la valeur du silence nous échappe le plus souvent ; et pourtant, il est difficile de séparer le silence et la parole, le silence et l'intention de signification. Sans un espace entre les mots, les mots eux-mêmes seraient-ils compréhensibles ?
Nous ne savons plus au fond ce que représente la Parole, ni ce que signifie le silence. Pourtant, nous sentons aussi que nous avons besoin du silence. La Parole et le silence sont étroitement liés. N’est-ce pas parce qu’à sa manière le silence signifie à travers les mots autant que les mots signifient eux-mêmes ?
Ou bien, faut-il admettre que le silence est seulement une impuissance ou une impasse dont le langage nous libère. Le silence ne dit-il rien ?
A. Le mur du silence
Il existe plusieurs formes de bruit, mais le silence le plus incompréhensible, c'est assurément celui de l'incapacité de pouvoir communiquer.
Nous sommes si familier avec le bruit des mots qu’il nous
est difficile d’imaginer ce que nous deviendrions s’il n’y avait pas de mots, pas de sons, pas de capacité d’audition.
En l’absence de l’ouïe, comment donc pourrions-nous manipuler des signes, comment pourrions-nous former une pensée ? Qu'est-ce que le silence de celui qui n'entend pas?
C’est le problème que nous posent les sourds-muets, eux qui vivent perpétuellement dans une des formes du silence, celui de l’absence de verbalisation auditive des mots. Pourtant ils
parviennent à communiquer et à structurer une pensée dans un langage qui leur est propre. Quel est le silence que connaît au début le sourd-muet ?
Celui de l’impossibilité de communiquer, ce n’est pas l’absence de bruit en général. Il se sent au début comme privé du pouvoir de communiquer, parce que privé de parole et que l'accès à la parole est le mode le plus partagé de la communication. Arrêtons-nous sur le témoignage d’Emmanuelle Laborit dans Le Cri de la mouette.
Elle se compare elle-même à ses poupées qu’elle rangeait le soir dans son lit. « La nuit, je dors bien rangée au calme comme une poupée. Ça ne parle pas une poupée. J’ai vécu dans le silence parce que je ne communiquais pas…
Pour moi, tout le monde était noir silence, sauf mes parents, surtout ma mère". Le silence a un sens qui n’est qu’à moi, celui de l’absence de communication.
Autrement, je n’ai jamais vécu dans le silence complet, j’ai mes bruits personnels, inexplicables pour un entendant. J’ai mon imagination et elle a ses bruits en images. J’imagine des sons en couleur ».
Il y a bien de la différence entre le silence et l’absence de bruit. Ce n'est pas la même chose qu'exiger le silence et ne rien entendre.
Ce n'est pas du tout la même souffrance. Ici le silence n’est pas absence de bruit mais absence de communication.
Pour Emmanuelle Laborit ce silence a duré de la naissance jusqu'à sept ans, à l’âge enfin où elle apprendra un langage, le langage des sourds-muets. Apprendre un langage, comme elle le note elle-même, ce n’est pas apprendre un code, ni un jargon, ce qui supposerait déjà un langage préalable.
C’est entrer dans le monde de la communication par des signes. La première entrée dans le langage est comme une naissance. Auparavant, Emmanuelle en est réduite à faire des mimes devant le visage de sa mère et à ne pas pouvoir aller au-delà de l’expression des besoins et des émotions. D’où l’importance de la lecture du visage face à face de la visualisation de tout, des couleurs et de la lumière
L'angoisse de la non-communication, c'est l'angoisse de se retrouver dans le noir, comme l'entendant se retrouverait sans parole dans un monde pourtant humain. «Avec mes yeux, dans la lumière, je
peux tout contrôler. Noir est synonyme de non-communication, donc de silence. Absence de lumière : panique. Plus tard, j’ai appris à éteindre la lumière avant de dormir ».
Emmanuelle Laborit nous renvoie au mystère de ce qu'il y
avait avant le langage et son extension dans la culture. Ce qui était avant le langage reste mystère pour celui qui est entré dans le monde des signes.
Qu'y a-t-il avant les signes ? Une pensée ? Non.
Avant, il ne semble n’y avoir rien de structuré, une conscience dans un monde inculte, naturel au sens quasi-instinctif ; d’où le sentiment d’avoir vécu comme une sauvageonne au pays de la
culture des entendants. « moi, j’étais nettement en retard, je n’ai appris cette langue qu’à sept ans.
Avant, j’étais sûrement comme une débile, une sauvage. C’est fou. Comment cela se passait avant ?
Je n’avais pas de langue. Comment j’ai pu me construire ?
Comment j’ai compris ?
Comment je faisais pour appeler les gens ?
Comment je faisais pour demander quelque chose ?
Est-ce que je pensais ?
Sûrement. Mais à quoi ?