Je mets ici en ligne un excellent petit texte signé Céline Magrini paru dans le dernier numéro de La Nation, organe de la Ligue vaudoise.
Pourquoi l’homme du XIIe siècle n’a pas existé.
Du point de vue de l’homme du XXIe siècle, l’homme du Moyen Age est un homme « sans ». Sans orange, sans tomate, sans chocolat, sans café, sans thé, sans tabac, sans coca, sans cocaïne, etc.… globalement : sans excitants. (Sans calmants son plus d’ailleurs). On comprend bien qu’il abusait des épices.
Evidemment, sans écran de toute taille et sorte, sans appareils portables de toute espèce et raison, sans congés payés, sans la Française des Jeux : bref, sans plaisirs. Il est aussi pense-t-on, un homme sans suffrage universel, sans Droits de l’Homme, et sans tout-à-l’égout ; sans sécurité sociale, sans vaccins, sans pesticides, fongicides, insecticides ni bombe atomique bref, sans protection. On comprend pourquoi il se cachait derrière de si hauts remparts.
Sans perspective dans l’art, ce qui appellerait de longs et fructueux commentaires, mais non pas sans perspectives d’avenir, au contraire : à l’opposé de la plupart d’entre nous ses perspectives d’avenir étaient vertigineuses, puisqu’elles ne recouvraient pas moins que l’Eternité du Paradis, du Purgatoire ou de l’Enfer, réduisant sa vie terrestre à un simple préambule.
Les éclairés du XVIIIe siècle l’ont privé aussi de lumière ; et le quidam des XXe et XXIe siècles a l’habitude de dire : « L’homme du Moyen Age croyait que la terre était plate ». Peut-être faudra-t-il encore dix siècles pour que l’on se mette à dire : « L’homme des temps modernes croyait que l’homme du Moyen Age croyait que la terre était plate. »
Même les fées, les enchanteurs, les elfes et les dragons, il ne les avait pas : il les a rêvés, nous les avons créés.
Bien sûr, il y a le chevalier. Mais le chevalier est un paradoxe sur quatre pattes (celles de sa monture, bien sûr), une contradiction incroyable, inacceptable pour nous : un guerrier chrétien… L’idéal chevaleresque prétend concilier l’art et les vertus de la guerre avec les idéaux de paix, de charité et d’amour du Christianisme. Inacceptable. Voilà pourquoi notre attitude à son égard est tout aussi paradoxale, car nous passons notre temps à façonner et briser successivement sa statue, nous l’idéalisons à notre tour aussi déraisonnablement que nous le honnissons.
Toutes ces lacunes rendent son existence à nos yeux fort improbable, et justifient sans doute un certain négationnisme à l’égard du plus improbable dans tout le Moyen Age : l’homme du XIIe siècle. Parce que le XIIe est le plus « médiéval » de tous les siècles, ce qui signifie qu’il est le plus « sans » … Peut-être parce qu’il est le plus pèlerin. En effet, le secret de la non existence de l’homme du XIIe siècle tient peut-être dans ceci : qu’il est, plus encore que les autres, non pas un nomade, mais un pèlerin de la terre, qui n’a pas cru bon de laisser beaucoup d’autres signes de son passage transitoire que ceux de son élan vers le ciel, dans son architecture et dans son chant.
Céline Magrini, La Nation, No. 1847