J’arrête à onze heures onze.
Depuis que je le sais, je me sens presque soulagé. Ce matin en partant j’ai attrapé ma sacoche sur la table du salon, et j’ai levé les yeux sur une araignée à la fenêtre, sa broderie était magnifique. On dit « araignée du matin, chagrin », mais c’est l’arrivée du crachin qui la fait parader si tôt. Pour ceux qui n’aiment pas la pluie, c’est la seule mauvaise nouvelle qu’elle prévoit. Le soir, elle annonce du beau temps. Peu me chaut j’arrête à onze heures onze et je ne verrai pas bruiner le serin. Il y a rarement eu des pluies sur Toulouse en juin. Généralement, les orages tournent autour des coteaux ou des tours d’immeubles et vont craquer plus loin dans les villages limitrophes.
La troisième fois que c’est arrivé, j’habitais déjà à Ramonville, et travaillais pour ma boîte depuis cinq ans. Les harcèlements avaient commencé, et aucun de mes voisins ni personne de mes proches ne se doutait de ce que j’étais en train de vivre. Je marchais des heures sur le Canal du Midi pour suer mon calvaire et les anxiolytiques. Il me fallait un espace suffisant entre les deux mers, j’avais tellement à cracher. La première fois que j’ai voulu que tout cesse, Dieu m’a envoyé un signe. Pour moi seul. Du moins il me semblait être le seul à l’entendre.
Le bruit sortait de sous mes pieds. La terre était meuble après l’ondée nocturne mais la succion des pas mouillés n’était pas ce bruit. Pas celui-là. Il y en avait un autre, plus bas encore, mais pas sourd ni étouffé. Pas surgissant d’une caverne, d’un sous-terrain ou d’un sous-sol. Il était clair et plaintif et malgré sa faible émission profitait de la réverbération du son boulant sur les immeubles autour du port St Sauveur et des péniches. Les rares promeneurs se hâtaient, serrés dans un coupe-vent, rougis et décoiffés par le vent d’Autan, les paupières baissées pour éviter les bourres des platanes et des peupliers blancs. Le mois de mai succédait à de longues semaines de pluie, mauvais et allergène sur tout le ruban d’eau qui serpentait peu depuis Bordeaux jusqu’à Sète, glissant un dos crawlé paresseux sous un tunnel de branches centenaires et ployées parfois jusqu’au sol, qu’assombrissait le temps mauvais certes, mais utile préau pour se tenir un peu à l’abri.
Le bruit était une plainte.
J’étais surpris et saisi par la légère froidure, sans veste sur mes épaules, prêt à écourter ma promenade et à rentrer chez moi. J’ai tendu l’oreille et cherché son origine du regard. Je ne voyais rien mais la plainte était un gémissement provenant des péniches. Je me suis pressé dans sa direction et j’ai baissé les yeux sur un paquet noir et feu qui se débattait dans l’eau, griffait en vain le mur du quai pour se hisser, retombait de fatigue et piaulait pour retarder une mort ponctuelle et patiente.
Les résidents des péniches étaient absents ou se tenaient au chaud dans les ventres étanches. Le mugissement du vent s’amplifiait contre les coques et personne parmi les occupants ne pouvait entendre les plaintes de ce qui ressemblait finalement à un chien.
Je ne goûtais pas aux joies de la baignade et ne me voyais pas sauter dans le canal. Je m’approchai du bord, et appelai l’animal qui refusa de se diriger vers ma main. Éconduit mais pas découragé, je le traitai de corniaud et descendis plus bas sur la rive où la pente était plus douce, glissai à plat ventre et attendis que la boule de poils arrivât à ma hauteur.
Quelques minutes après, la bestiole se débattait toujours à contre-courant mais elle fut tout de même à ma portée. Je recommençai à l’appeler en tendant les deux bras, plus doucement cette fois-ci, et vis dans les yeux de l’animal qu’il n’avait d’autre choix que la confiance. En lui sauvant la vie je réalisai qu’il avait de meilleures raisons de vouloir la terminer plus tard que moi d’aimer la mienne.
J’aime bien onze heures onze. Cette heure m’a semblée évidente quand j’ai dit « assez !». Elle m’est venue à l’esprit, bleue comme le papier peint de mon ancienne chambre d’enfant et ma pensée la répétait sans cesse. Un horaire symétrique, mathématique et propre me parle. Dix heures dix ce n’était pas possible, j’aurais manqué la pause et j’aime bien prendre un café avec l’équipe du troisième. Ils n’ont pas très bien pris à mon étage que je commence à descendre, et je n’exagèrerai pas en affirmant qu’à leurs yeux je suis devenu un jaune. A ma décharge, ce n’est pas de ma faute si je m’entends mieux avec le service des informaticiens. Ils sont plutôt balourds à la maintenance, je n’arrive pas à m’intégrer. Cécile se moque de moi quand je dis ça, avec cette phrase qui me fait mal, parfois au sang si je recommence à me ronger les ongles : « Aurélien, tu es un indécrottable autiste, c’est pour ça que tu as choisi le métier d’ingénieur ! »
C’est pour elle que j’ai accepté de vivre dans notre actuel appartement. Mon rêve était un peu différent avant de la rencontrer. Quand j’ai imaginé mon futur chez moi en sortant de la prison bourgeoise de chez ma mère, il m’a d’abord fallu renoncer à l’idée de vivre dans un arbre. Mon amour des arbres n’était pas compatible avec un trivial besoin de sécurité et de confort. J’étais pourtant le frère de Tom Sawyer et un des compagnons de Robin des bois.
J’ai déserté mon rêve arboricole.
Je rêvai ensuite d’une proximité avec un potager sauvage, un verger abandonné et un poulailler spontané de poules fugitives, j’évitais ainsi la fréquentation de toute ville.
Mes besoins auraient été simples pour éviter la corvée de la cuisine, et je l’aurais voulue comme chez certains aragonais isolés à flanc de montagne, avec une cheminée centrale pour assurer la cuisson et le chauffage. La chambre aurait été vite meublée d’un vieux drap embossé de feuilles, et j’aurais établi des plans pour produire de l’électricité avec une roue à aubes pour la musique. Les coins d’hygiène et un salon bien sûr, avec un bureau et des étagères pour mon papier et mes livres. Enfin, une serrure et une clef. Une fois tout ceci achevé, j’aurais mis la clef dans mon sac et pris la route comme les héros de Kerouac, Bouvier ou London.
J’ai rapidement rencontré Cécile dans un pince-fesses d’entremetteuse et atterri dans cet appartement dont la hauteur me promet d’impossibles évasions et me laisse soupirer après le sommet des arbres.
Je ne connais pas précisément mon emploi du temps de la semaine, pas même à l’avance. Que j’aille au bureau ou que j’en parte, je suis joignable et corvéable même en dehors des heures de travail avec mon portable. J’ai essayé une fois de l’éteindre pour le week-end, juste pour nous consacrer du temps, à Cécile et à moi… Après la réunion du lundi, j’ai vomi leurs menaces dans le lavabo aux toilettes de mon étage et n’ai jamais recommencé. Est-ce par manque de cran ? La réponse m’est égale à présent.
Tous les mois, la DRH promet de me licencier parce que les audits internes dénoncent mon manque de productivité. Je suis ingénieur, pas commercial, je ne sais pas rapporter des contrats … Ça, ils s’en sont aperçu au dernier stage. Nous avons tous été inscrits d’office, et la semaine de vacances prévue avec ma femme, je l’ai passée à Châteauroux – autant dire au Mexique par rapport à Ramonville –, dans un manoir modernisé des mains d’un arriviste où se déroulaient ponctuellement des sessions d’airsoft.
C’est comme le paint-ball, mais en pire.
Au lieu de recevoir de la gélatine ou de la peinture, nous recevions des rafales de billes de plastique de 8mm tirées par des répliques d’armes de poing. Je n’ai pas voulu tirer sur un collègue. Je l’avais bien en joue mais je me suis fait classer P3 au service militaire, ce n’est pas pour tirer dans le cadre de mon emploi sur un type. Je veux dire, bon sang ! Ce ne sont pas des balles réelles mais elles peuvent blesser quand même… Et puis ça ne rentre pas dans mes cases. Bref, ces fripouilles ont fait sauter ma prime de fin d’année sur ce motif. Je me suis renseigné la procédure est illégale, mais le PDG déjeune tous les trimestres avec un des inspecteurs du travail, vous parlez d’une blague !
Depuis le stage ils m’appellent Peanuts. Pas François, non, pas François… Lui, il m’aime bien… Mais il ne prend pas ma défense quand les autres m’insultent. Il a cinq fils le pauvre, je le comprends… Enfin je crois… Je n’arrive pas à partir de cette boîte. Ce n’est pas seulement les crédits sur le dos. D’accord, je n’ai rien mis de côté, mais ce n’est pas ce qui m’en empêche le plus… Je n’ai pas le temps en fait… Je rentre toujours plus tard et au bureau ces mafieux nous ont mis un mouchard. Ils payent un stagiaire pour surveiller nos surfs sur Internet. Je sais qu’ils lisent nos e-mails. Ils n’ont pas le droit mais qui va se plaindre ? Ils font ce qu’ils veulent. J’y suis depuis cinq ans, et les piles de candidatures des ingénieurs au chômage sur le bureau de la direction sont dissuasives. Et si toutefois je décroche un entretien, quel discours puis-je tenir au chasseur de tête ? – Bonjour, je quitte ma boîte car c’est une maquerelle comme la vôtre, nous y vendons notre âme pour avoir le droit de manger et un toit sur la tête.
Cinq années dans la même entreprise, il faut bien les signaler dans le curriculum vitae pour ne pas faire de trou, et ils vont l’appeler pour avoir leur avis sur moi…
Cécile ne gagne pas assez pour que je démissionne. Avec un salaire on ne pourra pas tenir… Je ne trouve pas l’issue… Mais hier, hier c’était lundi, et pendant leur réunion oiseuse au dixième, j’étais hypnotisé par la fenêtre. Il y avait écrit n’ouvrir les issues qu’en cas d’extrême urgence et c’était plus fort que moi, je n’arrêtais pas de me dire que nom de Zeus, j’en étais un sacré, de cas d’urgence. Ils ont dit à la réunion qu’ils allaient me mettre dans un nouveau bureau. C’est au 7B, au sous-sol. Il n’y a pas de fenêtre et un simple néon au plafond… Je n’irai pas… Je n’ai rien fait, ils n’ont pas le droit de me punir. Je sais qu’ils me mettent au placard pour que je parte tout seul mais je ne cèderai pas ! Ils me font saisir des rapports au kilomètre depuis trois mois, et je dois vérifier les stocks de fournitures ou des bêtises de ce genre. Après ils me réservent toutes les astreintes de nuit et du week-end. Le téléphone sonne n’importe quand, les machines tombent en panne à tout moment et il faut y aller de suite.
Dix heures vingt, la pause était presque agréable aujourd’hui : François m’y a rejoint pour la première fois. Ils n’ont pas dû apprécier les autres ! C’est le deuxième pantin qui descend au troisième étage pour boire son café. Dans cette entreprise on peut appeler cela un début de désordre. Tout le monde va finir par le savoir qu’on travaille dans le pire service de la boîte. Onze heures quatre, j’ai quitté le sous-sol. Je souris comme un benêt, l’ascenseur monte à l’étage de mon service. J’éprouve la même sensation que dans les œufs à Valfréjus pendant les vacances de ski en quatre-vingt-treize : au-dessus des contingences et sous le ventricule gauche de mon cœur de peureux mais bien, plutôt bien. J’ai enlevé ma cravate, je n’en ai plus besoin. L’image que j’ai dans la tête est la suivante :
Une odeur d’encens plutôt agréable flotte dans une église. La poignée de participants est recueillie pendant le sermon. Un enfant au visage pâle et grave renifle. Un cercle vire au bleu sur son flanc gauche. La chemise copieusement amidonnée par sa Nanny en larmes dissimule son secret. La jeune femme qui l’accompagne dans un tailleur gris perle s’agace de la mèche qui échappe à son chignon. La caresse des cheveux rebelles chatouille sa joue et la fait loucher, pas assez pour la distraire d’un début de migraine. Quelques travées sont vides. Plus loin sur la droite, un vieillard assis soulage sa jambe, le talon sur un repose-pied improvisé au moyen de châles. Tous les fidèles ont les habits du dimanche, excepté le clochard à l’entrée, il ronfle un peu avant la sortie de la messe. Avachi sur son cul entre la porte et le bénitier de marbre gris, il attend que les âmes purifiées déglutissent leur bout d’hostie et lui crachent quelques centimes d’euro en sortant. Les lumières de dix heures sont des poursuites accrochées aux vitraux qui valorisent les poussières et nimbent l’agnosticisme d’un choriste amoureux de Monteverdi, la foi vacillante d’une rosière hier au soir frais sous le torse de son premier amant et la piété monstrueuse d’un infirme - raté par un sicaire -, à la cuisse mordue d'un cilice mal tordu et méchamment enflée.
L’enfant mouché respire à plein nez les résines parfumées et se dit qu’il n’y a que Dieu pour lâcher des flatulences qui sentent bon. Je le pense encore aujourd’hui.
Le couloir qui mène à mon service est long, ses murs gris et le carrelage imite un parquet. Je marche droit devant, à la même vitesse que sur le Canal, et je pense à toi Papa : tu fais des projets, parles de finir ta retraite au Maroc ou en Irlande. Tu es motivé et ne parais pas ton âge – les jeunes de soixante ans sont encore des petits cons. Tu marches deux heures chaque matin avec ce chien galeux dont tu n’es pas le maître et envisages de progresser vers un footing quotidien, dix minutes d’abord puis rapidement plus, tu as tellement d’énergie à revendre…
Tu fais de la lecture pour les personnes âgées, catégorie dont tu t’exclues par ta forme insolente, donnes quelques cours de théâtre à une poignée d’adolescents, songes à ouvrir ton blog sur Internet, peu importe si tu ne sais pas ce que c'est, tes enfants ont l’air d’adorer cette pratique et ton fils vient de t’offrir un portable –il m’a coûté un bras.
Tu es tellement préparé pour la suite. Tu ne l’attends pas, mais tu sais ce qu’elle est car tu as lu tous les livres de théologie, suivi tant d’émissions sur le sujet. Nonobstant tes convictions, l’essentiel est de ne pas en avoir peur. Enfin tu ne sais pas… La priorité est peut-être de ne plus s’endormir, c’est tellement de temps en moins… Qu’il est agaçant j’imagine de s’assoupir comme un misérable vieux devant la télé ou après les repas quand les autres sont occupés à vivre.
Il y a quelques semaines tu as appris tardivement la mort de ton ami d’enfance, vous aviez deux mois d’écart. Je crois que tu as pensé immédiatement à sa sobriété, son économie, ses petites dépenses et ses modestes péchés. Tu étais le pendard, le soiffard et le jouisseur et depuis la nouvelle tu as retourné le sablier. Combien de temps encore pour toi ? Je sais que tu ne fais plus de lecture ni de mise en scène. Tes marches sont moins régulières et tes assoupissements plus longs. Tes proches ne t’entendent plus réciter la liste de tes souhaits et tu te sens vaguement épuisé. Tu ne sais pas, nous ne savons jamais. Pourtant je m’habitue à ton absence. Je me suis fait à ton départ depuis hier, il est proche et c’est presque pour moi sans intérêt. Parce que c’est vrai, je vais te précéder. Je suis comme les insectes qui sentent le cyclone plusieurs jours avant son signal. Tu riais quand j’étais enfant de l’importance que j’accordais à mon odorat. Je reniflais une cuillerée avant de la porter à ma bouche, je me servais un verre après avoir approché la bouteille débouchée de mes narines, et refusais d’embrasser certains de tes amis que j’élisais à l’odeur.
Depuis hier tu pues la mort. Sans prendre de tes nouvelles et à distance je sens la lumière baisser, l’espace étrécir autour de toi. Je te vois amoindri quand j’évoque ton souvenir et je n’entendrai pas l’appel de mon frère qui m’aurait confirmé certainement dans l’année ce que j’aurais su déjà. D’ici là j’aurais pu parfois venir te saluer. Tu m’aurais trouvé peu chaleureux et je n’aurais pas pu te dire que je m’endurcis pour anticiper l’après toi, car le chemin qui te reste est un raccourci, et tu n’es pas encore certain de l'emprunter alors que je suis déjà à l’autre bout à t’attendre pour le dernier adieu à mon père.
Je n’aurai pas le temps de te pleurer.
Ils sont tous là… J’ai du coton dans les oreilles et j’ai très mal aux muscles des jambes, comme si j’avais couru pendant des heures. Allez-y messieurs, continuez à siffler la Mélodie du bonheur en entreprise, moi je chante faux, alors pardonnez-moi si je m’abstiens. N’ouvrir les fenêtres qu’en cas d’extrême urgence. Et moi j’ai dit stop. C’est aujourd’hui que je décide quand j’arrête.
Onze heures dix. Je ne pense même pas à Cécile.
J’enjambe la fenêtre et personne ne réagit.
Onze heures onze…