D'emblée, dans le quatrième des articles de la tétralogie que j'ai, en septembre
dernier, consacrée à Jean-François Champollion le Jeune, je vous annonçais, ami lecteur, que je vous proposerais au fil de certains samedis des extraits, écrits de sa main, du voyage en
Egypte qu'il réalisa peu de temps avant sa mort. Extraits qui relèvent soit de lettres adressées à ses proches, soit du journal de bord qu'il rédigea afin de consigner et le déroulement
de son séjour, et les impressions qui furent siennes sur la terre des pharaons.
Et ne désirant nullement respecter un ordre chronologique, je vous propose aujourd'hui, d'entamer cette série par sa découverte de Thèbes, fin 1828 - il avait
débarqué en Egypte le 18 août -, dans une lettre qu'il écrit à son frère le 24 novembre.
(...) C'est dans la matinée du 20 novembre que le vent, lassé de nous contrarier depuis deux jours et de nous fermer l'entrée du sanctuaire, me permit d'aborder enfin
à Thèbes ! Ce nom était déjà bien grand dans ma pensée
: il est devenu colossal depuis que j'ai parcouru les ruines de la vieille capitale, l'aînée de toutes les villes du monde. Pendant quatre jours entiers j'ai couru de merveille en merveille.
Le premier jour, je visitai le palais de Kourna, les colosses du Memnonium et le prétendu tombeau d'Osymandyas, qui ne porte d'autres légendes que celles de Rhamsès le
Grand et de deux de ses descendants. Le nom de ce palais est écrit sur toutes ses murailles; les Egyptiens l'appelaient Rhamesséion, comme ils nommaient Aménophion le Memnonium, et Mandouéion le
palais de Kourna. Le prétendu colosse d'Osymandias est un admirable colosse de Rhamsès le Grand.
Le second jour fut tout entier passé à Médinet-Habou, étonnante réunion d'édifices, où je trouvai les propylées d'Antonin, d'Hadrien et des Ptolémées, un édifice de
Nectanèbe, un autre de l'Ethiopien Taraca, un petit palais de Thoutmosis III (Moeris), enfin l'énorme et gigantesque palais de Rhamsès-Mériamoun, couvert de bas-reliefs historiques.
Le troisième jour, j'allai visiter les vieux Rois thébains dans leurs tombes, ou plutôt dans leurs palais creusés au ciseau dans la montagne de Biban-el-Molouk. Là, du
matin au soir, à la lueur des flambeaux, je me lassai à parcourir des enfilades d'appartements couverts de sculptures et de peintures, pour la plupart d'une étonnante fraîcheur. C'est là que j'ai
recueilli, en courant, des faits d'un haut intérêt pour l'histoire. J'y ai vu un tombeau de roi martelé d'un bout à l'autre, excepté dans les parties où se trouvaient sculptées les images de la
reine sa mère et celle de sa femme, qu'on a religieusement respectées, ainsi que leurs légendes. C'est, sans aucun doute, le tombeau d'un roi condamné par jugement après sa mort. J'en ai vu un
second, celui d'un roi thébain des plus anciennes époques, impudemment envahi par un roi de la XIXème dynastie , qui a fait recouvrir de stuc tous les vieux cartouches pour y mettre le
sien, et s'emparer ainsi des bas-reliefs et des inscriptions tracées pour un de ses prédécesseurs. Il faut cependant rendre au flibustier la justice d'avoir fait creuser une seconde salle
funéraire pour y mettre son sarcophage, afin de ne point déplacer celui de son ancêtre.
A l'exception de ce tombeau-là, tous les autres appartiennent à des Rois des XVIIIème et XIXème ou XXème Dynasties : mais on n'y voit ni
le tombeau de Sésostris ni celui de Meoris. Je ne te parle point ici d'une foule de petits temples et édifices épars au milieu de ces grandes choses. Je mentionnerai seulement un petit temple de
la déesse Hathor (Vénus), dédié par Ptolémée-Epiphane, et un temple de Thoth près de Médinet-Habou, dédié par Ptolémée Evergète II et ses deux femmes; dans les bas-reliefs de ce temple, ce
Ptolémée fait des offrandes à tous ses ancêtres mâles et femelles, Ptolémée-Epiphane et Cléopâtre, Ptolémée-Philopator et Arsinoé, Ptolémée-Evergète et Bérénice, Ptolémée-Philadelphe et Arsinoé.
Tous ces Lagides sont représentés en pied, avec leurs surnoms grecs traduits en égyptien, en dehors de leurs cartouches (...) Du reste, ce temple est d'un fort mauvais travail à cause de
l'époque.
Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d'abord Louqsor, palais immense, précédé de deux
obélisques de près de quatre-vingts pieds, d'un seul bloc de granit rose, d'un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de même matière, et de trente pieds de hauteur, car ils sont enfouis
jusques à la poitrine. C'est encore là du Rhamsès le Grand. (...)
J'allai enfin au palais ou plutôt à la ville de monuments, à Karnac. Là m'apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de
plus grand. Tout ce que j'avais vu à Thèbes, tout ce que j'avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j'étais
entouré. Je me garderai bien de vouloir rien décrire; car de deux choses l'une, ou mes expressions ne rendraient que la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets,
ou bien si j'en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, tranchons le mot - pour un fou.
Il suffira d'ajouter, pour en finir, que nous ne sommes en Europe que des Lilliputiens et qu'aucun peuple ancien ni moderne n'a conçu l'art de l'architecture sur une
échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Egyptiens; ils concevaient en hommes de cent pieds de haut, et nous en avons tout au plus cinq pieds huit pouces.
L'imagination qui, en Europe, s'élance bien au-dessus de nos portiques, s'arrête et tombe impuissante au pied des cent quarante colonnes de la salle hypostyle de Karnac. (...)
(Champollion Jean-François, Lettres et journaux écrits pendant le voyage d'Egypte, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987, pp. 158-61)