L’opéra du compositeur tchèque Janacek Katia Kabanova a été créé à Brno le 23 septembre 1921. Le sujet en est simple et rappelle étrangement celui de Madame Bovary : comme dans le roman de Flaubert, « l’intrigue se noue autour de l’adultère commis par une femme romantique qui ne supporte plus les pressions d’un entourage détestable et étouffant. » (1)
Emma et Katia ont le même désir : se révolter contre l’étroitesse de leur milieu, contre le provincialisme et la mesquinerie qui les entourent. Katia connaît un sort encore plus malheureux que celui d’Emma : elle est réduite en esclavage par sa famille, d’abord par un mari faible et surtout par sa belle-mère, l’odieuse et sinistre Kabanikha, qui règne en s’appuyant sur la convention et la tradition et se montre d’une abominable tyrannie. « Kabanikha est plus que la vieille mégère mille fois dépeinte ; elle symbolise la Russie tsariste et sa moralité faite d’obéissance aveugle à un pouvoir arbitraire. » (1)
Le dénouement des deux œuvres est cependant fort différent : Emma est victime de ses désillusions et de sa situation financière. Rien de tout cela chez Katia. Son amant l’aime, il est à elle seule ; sa perte n’est commise par aucune force extérieure ; c’est une force intérieure qui la pousse vers la mort, c’est le mensonge et le péché qui la submergent. Le poids de sa conscience est trop lourd à supporter et seule la mort peut lui rendre sa pureté. En parlant, elle se voue au suicide : aucun danger ne la menace, son secret est bien gardé et pourtant, elle se jette aux pieds de son mari et de Kabanikha et avoue publiquement sa faute, réclame un châtiment. Cette confession publique rappelle celle de la Kostelnicka de Jenufa, qui avoue devant les villageois avoir tué l’enfant de sa protégée.
Le personnage central de l’œuvre, c’est la vieille Kabanikha : projetant l’idéal tsariste d’autorité absolue et d’obéissance totale sur son univers domestique, elle écrase son fils, régente l’union de ce dernier avec Katia qui se rebelle alors et s’éprend de Boris, jeune homme qui souffre également de la tyrannie de son oncle.
Le livret de l’opéra est tiré d’une pièce d’Alexandre Ostrovski, L’orage. Le librettiste de Katia, Vincence Cervinka modifiera la découpe de la pièce mais changera peu de choses car le propos du texte original (affrontement du despotisme arbitraire et de l’espérance nouvelle) reste d’actualité au lendemain de la révolution russe. Que ce soit dans la pièce ou dans l’opéra, le personnage central reste le même : la vieille matriarche despotique et castratrice. Elle est plus fielleuse dans l’opéra, plus délibérément méchante ; à l’heure du drame, aucun regret, aucun remord, pas une seule larme versée sur le corps de Katia : simplement des remerciements de bon ton aux voisins qui ont bien voulu tirer la noyée de la Volga. Quant à Katia, elle apparaît révoltée dans l’opéra beaucoup plus tôt que dans la pièce. Son suicide chez Cervinka est véritablement une rébellion ainsi qu’une dénonciation de ce qui a provoqué ce geste. La mort dans l’opéra n’est pas l’aboutissement d’un même cheminement intellectuel et affectif que dans la pièce d’origine. Chez Ostrovski, c’est la fatalité qui pousse Katia dans les bras de Boris ; son suicide sera guidé surtout par la peur d’être reconduite à la maison familiale. Dans l’opéra, l’adultère est également commis dans la crainte, mais dans celle de Dieu, pas dans celle de Kabanikha. Mais Katia vit pleinement son amour et fait, par là, acte d’indépendance. Son suicide n’est pas dicté par l’acceptation d’un châtiment voulu par les traditions ancestrales, bien qu’elle-même réclame cette punition au moment de ses aveux. D’après Arièle Butaux, il est plutôt « expression d’un désir quasi sensuel de se fondre dans la beauté des eaux du fleuve et d’éternellement prolonger la magie de son amour pour Boris ».
Katia, chez Janacek, ne subit plus son destin, elle l’assume et « en cela, devient le symbole de l’esprit d’une époque qui vient de rompre avec son passé et qui n’a pas eu peur du prix à payer. En 1859 (2), les idées révolutionnaires circulaient mais changer la société restait un rêve. En 1921, la révolution russe avait eu lieu et déjà l’on savait que rien ne serait plus comme avant. La différence entre l’esprit de L’Orage et celui de Katia Kabanova n’est rien d’autre que le recul de l’histoire. » (3)
Argument : Acte I, premier tableau - Un jardin, sur les bords de la Volga. Kudrjas, emplyé du commerçant Dikoï, admire la beauté du fleuve avec un enthousiasme non partagé par Glacha, servante des Kabanova. Dikoï approchant, ils s’enfuient. Le commerçant est très remonté contre son neveu Boris, qu’il n’aime pas et qu’il accuse de paresse. Apprenant que la maîtresse de la maison Kabanova est absente, Dikoï s’éloigne tandis que Boris fait part de sa détresse à Kudrjas, réapparu. S’il accepte de se faire traiter ainsi par son oncle, c’est à cause du testament de sa grand-mère qui les oblige, lui et sa sœur, à subir le tutorat de Dikoï s’ils veulent leur part d’héritage. Seul, il serait parti mais il est resté pour sa sœur et est conscient de gâcher sa jeunesse. Pour ajouter à son malheur, Boris est tombé amoureux d’une femme mariée : et il désigne Katia qui s’approche, accompagnée de son mari Tikhon et de sa belle-mère, la Kabanikha. Cette dernière demande à son fils de se rendre au marché de Kazan ; il accepte mais Kabanikha lui reproche pourtant de préférer sa femme à sa mère. Protestation de Tikhon et de Katia elle-même, laquelle se fait rabrouer par la vieille. Katia se rebiffe, la mégère l’insulte de plus belle et tance son fils qui reste là les bras ballants à ne rien faire puis le plante sans prévenir. Varvara, enfant adoptée par les Kabanov, reproche à son « frère » de ne pas avoir pris le parti de sa femme.
Deuxième tableau – A l’intérieur de la maison des Kabanov. Katia et Varvara cousent en bavardant. Katia s’épanche, évoque sa jeunesse quand elle était libre et gaie ; elle se souvient de ses rêves, des voix qu’elle entendait en allant seule à l’église. Elle avoue être irrésistiblement attiré par un désir étrange pour échapper à ce monde clos et étouffant ; en fait, elle est hantée par le péché d’aimer un autre homme. Varvara l’encourage à le faire. Apparaît Tikhon, prêt à partir pour le marché de Kazan. Malgré les supplications de Katia, il ne veut ni rester, ni l’emmener. Elle lui demande d’exiger d’elle un serment draconien : qu’elle ne regarde ni ne parle à un étranger durant son absence. Refus de Tikhon, insistance désespérée de Katia. Entre Kabanikha : fidèle à elle-même, elle houspille son fils, l’oblige à donner devant elle à sa femme des consignes de conduite très strictes, allant jusqu’à les édicter elle-même avec une méchanceté gourmande. Katia, effondrée fait ses adieux à Tikhon qui doit s’incliner jusqu’à terre devant sa mère avant de partir. Kabanikha reproche à Katia son « impudeur » devant les manifestations de tendresse de la jeune femme envers son mari : « Impudente ! Tu quittes ton amant ? » Le martèlement qui ferme l’acte rappelle étrangement les coups du destin.
Vidéo 1 : Fin de l’acte I – Les supplications de Katia et le départ de Tikhon. Extrait d’une représentation filmée au festival de Glyndebourne : Nancy Gustavson est Katia.