Je suis conscient de me placer un peu trop souvent à côté de l’actualité, en flânant sur le versant de notes qui sont restées trop peu développées pour être reprises telles, parfois même en tentant de démêler la superposition des titres qui me sont venus sur le moment, mais qui ne m’évoquent pas toujours un fait précis qui mériterait d’être gardé à l’épreuve du temps, même s’il ne s’agit que de deux mois.
Je retrouve ainsi sur ma table un roman intemporel. Le petit livre que Jean Echenoz a consacré à Ravel a, je crois, plus surpris le public que la critique lorsqu’il a paru en janvier 2006. Ce prix Goncourt dont j’ai pu admirer la nonchalance un peu ennuyée tandis qu’il parcourait les allées du salon du livre de jardin et de l’imaginaire, il y a quelques années à Terrasson dans le Périgord, est un homme du sérail éditorial parisien.
Je lis ici et là combien la maison d’édition à laquelle il est fidèle, les Editions de Minuit, dénote dans la scénographie parisienne, depuis la période de la Résistance où elle naît, jusqu’aux noms de Samuel Beckett, Alain Robe-Grillet ou Marguerite Duras, Claude Simon ou Robert Pinget qui la rendent célèbre.Une page se tourne en avril 2001 avec la disparition de Jérôme Lindon, mais l’écriture de Jean Echenoz continue, en hommage à son ami disparu, dans la continuité de « Je m’en vais », au piano, comme dans la musique des verbes et jusqu’à ce que l’on pourrait nommer une biographie, mais que l’auteur nomme volontairement roman.
J’aime Maurice Ravel. Ce qui voulait dire jusqu’à il y a peu : j’aime la musique de Ravel ; les concertos pour piano, les ballets, la sonate, la valse et cet objet totalement singulier qu’est le boléro. Quand vient la musique de Ravel, je m’arrête et la savoure ! Pour le reste, je l’imaginai du côté de Biarritz ou sur la plage. Que m’importe !
Mais aujourd’hui, je prends intérêt pour l’au-delà des photographies qui le montrent barbu et moustachu, puis imberbe et fumeur, appuyé sur un piano, et dans la pose mondaine d’un smoking qui lui sied à ravir.
Echenoz est finalement un homme de l’au-delà qui doit avoir hérité de Jean Cocteau la fonction de psychopompe. Il sait comment traverser la frontière qui nous sépare des morts. Il s’installe dans un fauteuil de la maison étrange de Montfort-l’Amaury qui ressemble à un cercueil chapeauté d’une petite tour, puis il prend place sur une chaise longue du paquebot France. Il est chez lui partout, parfois ingénument, parfois de manière parfaitement indiscrète, parfois placé dans l’angle du drame. Chez lui vraiment. Comme n’oseraient pas le faire les véritables biographes, à tort sans doute. Mais son attitude sans gêne génère notre plaisir. Le vrai romancier dit je : J’étais là quand l’âme du Boléro est apparue.
Etrangement, on pourrait suivre ce roman par la succcession de tenues vestimentaires. Rien, en effet ne nous est épargné. Ni la couleur d’une cravate, ni le contenu des malles. Et moins encore la prédilection maladive pour les indispensables chaussures vernies.
Un peu de mondanité alors ? Un peu oui, mais à chaque fois la retenue du mot donne prise à une inquiétude sourde.
Ravel mort, que nous suivons vers sa mort, dans les derniers sursauts d’une œuvre inexplicable, qui semble naître dans l’ennui de la vie et l’absence de sommeil, redevient un vivant commun. Avec ses excentricités, ses tics, ses humeurs, sa mémoire qui flanche, puis sa terrible angoisse de n’avoir rien dit.
L’homme aux pochettes de soie, devient un véritable symbole de l’humain. Cela se fait par approches masquées et marquages subtils des territoires du créateur.Rien n’est dit en apparence, sinon l’anecdote. Mais après une centaine de page, le compositeur est devenu un familier. Voire un ami.
Vous savez bien, ce monsieur un peu ennuyeux qui tourne en rond : « Or l’ennui, Ravel connaît bien : associé à la flemme, l’ennui peut le faire jouer au diabolo pendant des heures, surveiller la croissance de ses ongles, confectionner des cocottes en papier ou sculpter des canards en mie de pain, inventorier voire essayer de classer sa collection de disques qui va d’Albéniz à Weber, sans passer par Beethoven mais sans exclure Vincent Scotto, Noël-Noël ou Jean Tranchant, de toute façon ces disques il les écoute très peu. Combiné à l’absence de projet, l’ennui se double aussi souvent d’accès de découragement, de pessimisme et de chagrin qui lui font amèrement reprocher à ses parents, dans ces moments, de ne pas l’avoir mis dans l’alimentation. »
Dans un dernier clin d’œil, Echenoz nous dit bien que son voyage dans l’au-delà est une imagination pure, mais si vraisemblable : « Il se rendort, il meurt dix jours après, on revêt son corps d’un habit noir, gilet blanc col dur à coins cassés, noeud papillon blanc, gants clairs, il ne laisse pas de testament, aucune image filmée, pas le moindre enregistrement de sa voix. »
Simplement, un mentir vrai - et le martèlement du piano - et l’entrée du tam-tam au cœur d’un motif musical qui enfle sans devoir s’arrêter.
Photo : Léon Bakst, Daphnis et Chloë