Quand les femmes auront disparu

Publié le 09 octobre 2008 par Julien Peltier

163 millions : c’est le nombre glaçant, évalué par les instances onusiennes, de femmes « manquantes » en Asie, principalement en Inde et en Chine, mais également en Corée du Sud ainsi qu’en Asie méridionale. Victime de la misère, et des politiques démographiques depuis quelques décennies, le genre féminin - devenu plus mineur que jamais - souffre surtout sous le joug d’effroyables traditions séculaires qui le condamnent à un insoutenable cercle vicieux de soumission. Bénédicte Manier, journaliste spécialisée dans les droits sociaux, affronte l’autre visage d’une Asie en pleine mutation, pour rendre compte d’une spirale infernale dont le plus grand continent au monde n’a pas fini de payer le prix.


C’était il y a dix-huit ans, un âge de raison et de majorité pour de nombreux peuples, dont le nôtre, le prix Nobel d’économie indien Amartya Sen lançait un cri d’alarme retentissant : les ultimes recensements font apparaître un manque de 100 millions de femmes en Asie. Depuis, le gouffre macabre s’est approfondi, et à la seule exception de la Corée du Sud, les principaux états touchés par ce déséquilibre démographique ne sont pas parvenus à infléchir une tendance funeste qui projette la moitié de la population mondiale dans la grande inconnue d’une société privée de ses filles, sœurs, puis femmes, épouses, mères… Mais comment ce fossé s’est-il creusé dans de telles proportions ? Comment la primauté masculine, traditionnelle au sein de sociétés rurales et souvent démunies, a-t-elle basculée jusqu’à atteindre parfois des rapports de 750 filles pour 1000 garçons, comme l’illustre le cas du district de Fategarh Sahib, au Punjab, province indienne pourtant mieux lotie que nombre de ses voisines ? L’implacable enquête de terrain menée par Bénédicte Manier apporte à cette question une réponse en forme d’ironie du sort : le progrès technologique et le développement économique des états continents asiatiques ont décuplé les effets néfastes au genre féminin que portaient déjà des coutumes archaïques et inchangées.
Enfanter (d’une fille) ou conduire, il faut choisir !
La Chine comme l’Inde connaissent un essor qui permet l’émergence d’une classe moyenne érigeant en modèle le mode de vie occidental. Parmi cette population essentiellement urbaine, la course aux biens de consommation s’accélère, et la compétition sociale féroce conduit bien souvent les familles à l’infanticide. Entre jouir d’un meilleur confort matériel ou élever une fille qu’il faudra marier, richement dotée*, au risque de voir disparaître avec elle les voiture réfrigérateur ou ordinateur si péniblement gagnés, le choix est cousu de fil blanc. Et si l’on ajoute à cela une offre pléthorique de cliniques privées vous proposant, en toute illégalité toutefois, un commode « forfait » comportant l’échographie et l’avortement le cas échéant, rien de plus logique que de débourser quelques milliers de roupies ou centaines de yuans pour en économiser cent fois plus dans vingt ans… La faiblesse des institutions judiciaires et la complicité de certains pouvoirs publics locaux se chargeront de développer le système à grande échelle, avec les résultats effrayants que l’auteur décrit.
Si les classes moyennes sont montrées du doigt tout au long de l’essai, statistiques incontestables à l’appui, le rôle de traditions antédiluviennes vouant les femmes à la misère domestique et à ses corollaires - analphabétisme et soumission totale - n’est pas en reste dans le monde rural, aussi le phénomène de l’élimination des filles est-il aussi largement répandu dans des pays frontaliers laissés pour compte tels que le Bangladesh, le Pakistan ou l’Afghanistan.
Un saut dans le vide
Nous passerons sur les kyrielles d’abandon et les méthodes barbares de mise à mort des fillettes, que Bénédicte Manier décrit sans impudeur ni ficelles aguicheuses. Il reste que l’écart croissant entre le nombre d’hommes et de femmes, loin de tourner à l’avantage de ces dernières, fait le lit des commerces les plus repoussants, traite des épouses et prostitution massive en tête. Dans leur sillage, la violence, les crimes sexuels et la vieille coutume de la polyandrie – le « partage » d’une femme entre plusieurs époux, fréquemment frères – se développent de manière inquiétante. Le cœur du problème réside naturellement dans une image de la femme que les mentalités et les archaïsmes tenaces de ces sociétés propulsées vers une mondialisation superficielle ne sont pas parvenues à faire évoluer.
Et c’est ainsi que l’Asie s’achemine à la rencontre d’un monde inédit où les figures féminines se trouvent en nette infériorité numérique. Certains experts prédisent déjà que la Chine entretiendra des conflits frontaliers propices à éponger cet « excédent masculin », tandis que d’autres échafaudent des scenarii plus optimistes en appelant à des prises de conscience nationales. Tous s’accordent cependant à reconnaître que nul ne puis dire quelle sera l’issue de ce grand saut dans le vide. En ce vingt-et-unième siècle balbutiant, les géants asiatiques sont décidément à la croisée des chemins.
Ujisato
* En Asie, la coutume de la dot s’est perpétuée jusqu’à nos jours, et tend même à se développer encore, en dépit des interdictions légales répétées. La jeune mariée est supposée compenser la perte que son « entretien » représentera par l’apport de présents matériels, auxquels se substitue et même parfois s’ajoute désormais une importante somme d’argent. Les familles se retrouvent bien souvent contraintes de satisfaire tous les abus, du fait qu’en cas de refus, la belle-famille violentera l’épouse, allant même parfois jusqu’au meurtre.