« irak, les armÉes du chaos » par michel goya.

Par Francois155

Editions Economica. Préface du Général Vincent Desportes.

Voilà un ouvrage que consulteront avec profit tous ceux qui, malgré le flot d’informations que les médias ont déversées sur l’Irak depuis 2003, ou à cause, justement, de cette logorrhée chaotique, parfois partielle et partiale, cherchent encore à démêler les fils de cet imbroglio mortifère. Servi par une écriture claire et un plan solide, le texte se lit avec plaisir et informe, questionne, propose, sans jamais sombrer dans les spéculations oiseuses ou les envolées trop théoriques qui pourraient effrayer le profane. Volontairement didactique, et souhaitant s’adresser à un large public, l’auteur a consenti un réel effort de vulgarisation pour rendre lisible des événements qui invitent facilement, par leur complexité, au manichéisme fallacieux ou au découragement.

Avertissons d’emblée ceux qui cherchent une condamnation définitive de l’intervention, un brûlot anti américain ou une charge en bonne et due forme contre l’opération « Liberté pour l’Irak » et ses thuriféraires qu’ils seront déçus. Le texte, jamais aride et même traversé, çà et là, par de brefs éclairs d’ironie, se contente de retranscrire puis d’analyser une situation et son évolution à travers le temps. Comme un médecin observerait le développement d’une maladie dans le corps de son patient pour en chercher les causes et les remèdes possibles, Michel Goya se penche sur le milieu humain, politique, culturel et social Irakien (avec quelques indispensables coups d’œil vers sa périphérie) d’après l’intervention de la coalition, sur ses soubresauts armés et nous rapporte les événements et les questions qu’ils lui inspirent.

Car c’est aussi l’une des plus grandes forces de l’ouvrage que d’inviter le lecteur à la réflexion, de lui fournir des pistes, parfois quelques réponses, en tout cas de l’inciter à penser cette guerre et ses conséquences possibles. À ce titre, utilisant « l’histoire bataille » et ses connaissances de la théorie de guerre, l’auteur se situe dans la droite ligne de cette école française de la pensée stratégique et tactique, revivifiée par le CDEF sous l’impulsion de Vincent Desportes, en décrivant l’événement pour le transcender à la lumière de ses acquis académiques. Le lecteur, de fait, se sent invité à faire de même. Bref, un livre précieux puisqu’il donne à penser, sans doute la meilleure offrande possible face à une situation conflictuelle contemporaine.

Alors, certes, le propos n’est pas globalement optimiste. Comme le note Vincent Desportes dans sa préface : « l’ouvrage apprend, mais l’ouvrage inquiète ». Loin de balayer cette inquiétude ou, à l’inverse, d’en prendre acte avec fatalité, il nous faut la dépasser pour, peut-être, faire éclore des voies nouvelles. Si ce livre ne nous dit pas, ce serait trop facile, ce qu’il faut faire dans ces situations, il nous indique au moins ce qu’il ne faudrait surtout pas (re)faire.

Une lecture fortement conseillée, donc, tant elle est aussi révélatrice du dynamisme et de l’originalité de la pensée stratégique française actuelle et du talent dont font preuve nos officiers lorsqu’ils s’expriment.

J’en retiens pour ma part plusieurs points qui me semblent particulièrement éclairants :

- Le constat sur l’armée américaine est, disons, ambivalent. Aspects négatifs et motifs d’admiration se succèdent et souvent se chevauchent.

Au niveau du passif, on s’aperçoit, une fois de plus, que l’outil militaire américain est fondamentalement perçu comme apolitique, anti-clausewitzien et, de ce fait, peu efficace dans la durée : pour trop de décideurs américains, le temps des armes n’est pas celui du politique car, lorsque la poudre parle, la politique se tait. Ainsi, l’action militaire se conçoit comme une parenthèse violente après laquelle, seulement, l’action politique pourra reprendre ses droits. Cette dichotomie est dérangeante pour l’observateur européen et, dans le cas irakien qui occupe l’ouvrage, particulièrement lourde de conséquences néfastes. Le soldat US de 2003 est un guerrier habile et mortel, mais il n’est que cela : la dimension politique de ses actes, l’impact de la violence qu’il déchaîne lui échappent totalement ainsi qu’à ses donneurs d’ordre, militaires comme politiques. Et c’est peut-être pour cette raison que, si l’intervention initiale a été un succès tactique indéniable, les revers se sont ensuite multipliés sur le plan stratégique.

La rigidité et l’aveuglement des plus hautes autorités frappent également. Mais, comme le note Michel Goya en citant un proverbe US : « Celui qui ne possède pour outil qu’un marteau raisonne tous les problèmes en terme de clous ».

Au niveau des bonnes choses, on ne peut qu’être fasciné par l’extrême pragmatisme, l’évolution des pensées et doctrines, lorsqu’elles sont rendues possibles par les autorités, qui font de cette armée un outil qui sait aussi s’adapter et reconnaître ses erreurs. L’USMC, à ce titre, est à la pointe de la réflexion sur la nouvelle donne ainsi, bien entendu, que le général Petraeus. Les militaires américains s’expriment volontiers sur leur situation et les difficultés qu’ils rencontrent et cette liberté de parole enviable permet des RETEX et des évolutions extrêmement utiles et, surtout, dans un délai relativement court.

- Il peut sembler cruel et redondant de revenir sur l’échec des politiques, mais le constat doit être établi si nous voulons en tirer des leçons : la défaite est d’abord une défaite du politique. Des objectifs inatteignables, un volontarisme essentiellement verbal, des cafouillages généralisés, des décisions catastrophiques, une naïveté désarmante et destructrice ont présidé à cette intervention, se sont poursuivis pendant la phase de stabilisation et ont semble-t-il condamné toute l’affaire à un échec plus ou moins flagrant. Parce qu’ils n’ont pas compris, entre autres, que l’utilisation de la force devait marcher conjointement avec la réalisation tangible des buts politiques poursuivis (sachant que ceux-ci devaient être réalistes), les décideurs américains ont laissé une victoire possible leur filer entre les doigts. Ils ont raté « l’heure dorée » et se sont condamnés à endurer une guerre longue et chaotique.

- Car, et l’image est particulièrement éclairante, une armée qui s’introduit sans carton d’invitation dans un espace humain, et particulièrement lorsque celui-ci est très différent de celui dont est issu ladite armée, est comme un corps étranger qui va fatalement générer des anticorps, opposants aux motivations diverses et s’exprimant avec une violence variable, mais qui vont tous chercher à expulser cet intrus, en particulier s’il est synonyme d’infection. Combattre ces anticorps, non seulement en éliminant les plus résistants, mais aussi et surtout en empêchant leur apparition et leur prolifération est l’une des tâches les plus essentielles d’un contingent qui s’ingère dans les affaires d’un État failli ou d’un État qu’on a détruit. Une attention particulière doit être portée à la mise en œuvre de solutions « anti rejets ».

- Autre point important qui a connu un développement exponentiel en Irak : l’action des SMP (sociétés militaires privées). Michel Goya, comme votre serviteur, est extrêmement circonspect quant à l’utilité réelle de ces mercenaires. L’auteur, pour continuer à filer la métaphore médicale évoquée plus haut, n’hésite pas à parler de « virus » pour les qualifier. Au mieux, ces intervenants apparaissent comme peu efficaces et peu fiables dans les différentes missions qui leur sont confiées. Au pire, ils sont à la fois extrêmement couteux (à titre d’exemple, un vétéran américain des FS occupant un poste de cadre chez Blackwater en Irak peut gagner plus de 1200 dollars par jour ; à la même période, la solde du général Petraeus, commandant en chef, plafonne à 493 dollars) et contre-productifs dans un contexte de séduction de la population. On connaît les arguments favorables à l’emploi de ces SMP mais, au vu de l’expérience irakienne, peut-être faut-il songer à mettre en œuvre les mesures qui permettront de limiter, ou à tout le moins de strictement encadrer leur emploi.

- De même, nous sommes obligés de nous interroger sur le problème récurrent de « l’irakisation » du conflit et de la formation d’unités de sécurité purement nationales aptes à prendre la contre-insurrection à leur compte. Là encore, nous devons réfléchir à de nouvelles méthodes, car celles déjà testées ont montré des limites évidentes. Dans le cas irakien, seules les milices à coloration ethniques ou affiliées à des clans ont prouvé leur efficacité sur le terrain, avec tous les doutes qui subsistent quant à leur fidélité au gouvernement central. La stabilisation passe par un « state building » et, sans forces de sécurité fiables, un État ne peut asseoir sa légitimité. Pour autant, la formation desdites forces de sécurité, et les cas historiques abondent dans ce sens, sont généralement des échecs plus ou moins cuisants. Là encore, le livre de Michel Goya nous invite à réfléchir.

- Il faut aussi aborder la problématique, particulièrement inquiétante et présente en filigrane tout au long du livre, qui touche à notre manière occidentale de faire la guerre et à son inadaptation à un contexte tel que celui de l’Irak. Vincent Desportes résume bien nos inquiétudes :

« Il (le conflit irakien) remet profondément en cause la puissance occidentale et ses moyens d’actions classiques sur lesquels nous nous reposons encore. Ainsi, le bouleversement de l’ordre mondial s’accélère dans le laboratoire des embuscades irakiennes tandis que s’inverse l’échelle habituelle et rassurante des instruments de la puissance. Nous percevons, inquiets, que l’accumulation de capacités techniques peut bien s’avérer n’être, si l’on n’y prend garde, qu’une accumulation d’impuissance politique. (…) Nous percevons que, désormais, en ce qui concerne les systèmes de force et leurs doctrines d’emploi, l’essentiel est tout simplement leur substance politique dans le monde réel ».

Mais ce ne sont là que quelques thèmes piochés parmi tous ceux abordés dans ce livre. On pourrait emprunter longuement les multiples chemins de réflexion qui sont proposés par l’auteur. En tout état de cause, cette lecture s’impose à tous ceux, civils comme militaires, qui observent et étudient les conflictualités présentes en réfléchissant à celles du futur.

POUR EN SAVOIR PLUS :

- Cette lecture sera utilement complétée par « Au risque du chaos. Leçons politiques et stratégiques de la guerre d’Irak », écrit sous la direction de Joseph Henrotin et qui, comme l’intitulé le laisse entendre, aborde des problématiques plus larges. Cet ouvrage, paru en 2004, n’a rien perdu de sa force ce qui prouve bien la pertinence des analyses qu’il contient. Le fait que le terme « chaos » revienne dans les deux titres n’est d’ailleurs pas anecdotique. Pour reprendre la définition qu’en donne Joseph, « le chaos est une situation physique qui, contrairement à l’anarchie, peut être comprise et qui, à partir de là, peut subir une tentative de maîtrise. (…) Le chaos n’est qu’une perception, une impression, due à la difficulté d’avoir une vision claire, nette et précise de l’ensemble des relations internationales ».

- Enfin, last but not least, la consultation régulière du blog de mon ami Stéphane Taillat est indispensable pour qui veut suivre, comprendre et réfléchir sur la situation irakienne et ses derniers développements. Nul doute que Stéphane publiera lui aussi, à son heure, une étude qui fera date sur le sujet.