" Alexandre Natanson offre une grande soirée, dans son hôtel du 60, avenue du Bois-de-Boulogne, afin d’ y inaugurer une somptueuse décoration de Vuillard (peintre), dix panneaux peints à la colle. Lautrec s’avise d’organiser cette réception. Il lithographie une invitation en anglais où sont promis, en grosses lettres, des « Americans and other drinks » (boissons américaines et autres). Après quoi, il demande qu’on débarasse plusieurs pièces de leurs meubles ; il y aligne des fauteuils et des tabourets, y installe un bar, remplace les tableaux des murs par des affiches de liqueurs et d’apéritifs. Est-ce une farce que montre Lautrec ? Non, à proprement parler, mais un divertissement où se donneront libre cours sa fantaisie et son humeur railleuse.
A leur entrée, les invités des Natanson – il en viendra trois cents – ne sont pas peu surpris de voir le peintre tenir la place du barman. Pour la circonstance, il s’est fait raser le haut du crâne, couper la barbe, n’en conservant que deux petites pattes. Sous une courte veste de toile blanche, il a glissé un gilet dont un drapeau américain a fourni l’étoffe étoilée…//..
Toute la nuit, se démenant devant son comptoir, chargé de verres, de bouteilles, de blocs de » glace, de citrons, d’assiettes de sandwichs, d’amandes salées et de pommes de paille, Lautrec secouera des shakers, inventant recettes sur recettes dans un débordement d’imagination, sardonique, cherchant les mélanges les plus violents, les plus propres à enivrer promptement l’honorable société. Ses intentions sont évidentes : ce qu’il veut, c’est soûler cette fine fleur des lettres et des arts, faire perdre leur respectabilité aux respectables, détruire les dignités, arracher des masques.
Il n ‘y réussit que trop bien. Silencieux, affairé, pas une seconde en repos – plus tard, il se flattera d’avoir servi plus de deux milles verres durant cette nuit – il combine, dose ses explosifs, surveillant l’effet de ses breuvages, guettant le moment où tel monsieur compassé dans son importance sombrera enfin au sein d’une titubante animalité, où il suffira, pour l’achever, d’un dernier drink assassin. Presque personne n’échappe aux ravages des cocktails au gingembre, des « pousse-l ‘amour » et des « huîtres de prairies » du barman Lautrec qui, pour attiser la soif de ses victimes, met à flamber dans un plat d’argent des sardines au genièvre et au porto.
Des imprudents ronflent déjà, qu’on transporte sur les lits et divans des pièces voisines (heureusement prévus par « l’organisateur »). Un éméché qui ne doute plus de sa force ne craint pas de lancer un défi à l’athlétique Alphone Allais, lequel l’étend aussitôt sur le parquet. Les jambes flageolantes, l’impavide Fénéon poursuit, un verre en main, Stéphane Mallarmé, qui, se refusant à « vider l’inquiétant gobelet », fuit à travers les chambres.
La tête chauve de Vuillard vire au rouge. Sescau, jouant de son banjo, chante nostalgiquement : « Une petite anguille, un beau matin d’été… » Lugné-Poé se lève et, se cognant aux murs, finit par s’abattre sur une couche, bredouillant d’une voix caverneuse : « Allons travailler ! »
Derrière son bar, jubilant mais muet – « Don’t speak to the man at the wheel » (Ne parlez pas à l’homme de barre) – Lautrec remue inlassablement les shakers, contemplant, l’œil pétillant d’allégresse, ce champ de massacre. Les invités tombent comme des quilles. Bonnard (le peintre) somnole, s’éveille ; cet homme si sobre, balbutie comme dans un rêve – un rêve de peintre - : « j’en veux un rose). Demande aussitôt satisfaite. Bonnard chancelle, fait quelques pas, trébuche, s’enfonce dans un couloir, s’affale tout de son long sur le carrelage du cabinet de toilette, le corps agité d’un tremblement et claquant des mâchoires…
Ah ! elle restera dans les mémoires, la réception des Natanson !
Des formes s’entasses un peu partout. Cela ronfle. Cela hoquette. Cela bat les murailles. Il sort des chambres une odeur de tanière.
A l’aube, rendant sa serviette de barman, Lautrec quitte l’avenue du Bois et disparaît dans le matin glacial. »
Au lendemain de la réunion, son ami Romain Coolus, qu’il surnomme Colette, lui adresse ses vers :
Ah! je comprends que l'on jalouse
En barman ton profil grec,
Extraodrinaire Toulouse-
Lautrec