Jean-Marie Le Clézio vient de recevoir le Prix Nobel de Littérature. Le dernier prix Nobel français fut Claude Simon en 1985.
C’est cela le secret. Ce n’est pas une question qu’on pose,
ni une pensée qu’on a. Ce n’est pas un sujet de conversation ni un thème de
livre. C’est la surprise qui m’arrête d’un coup, un jour, sur un grand rocher
blanc au bord de la mer : je vois un seul petit coquillage collé contre la
paroi de pierre que mouille la mer.
Il n’a rien d’extraordinaire, pourtant, ce petit coquillage. Non, c’est
simplement un de ces petits escargots de mer, assez commun, qu’on appelle un
troque ; de ceux qu’on ne cherche pas pour faire un repas ou un collier.
Qui est-il ? Il ne voit personne, personne ne le voit. Mais tout à coup,
tandis que je le prends et le regarde, il devient l’être le plus beau et le
plus précieux que je puisse rencontrer, le dieu de ce rocher blanc, régnant
dans sa royale solitude sur ce morceau de rivage, entre la lumière du soleil et
la profondeur de la mer.
Il a formé sa coquille admirable, volute parfaite enroulée sur elle-même ; jour après jour, pour personne d’autre que pour lui-même, sans autre souci de beauté que celle de la vie : résistance aux impacts, aux coups des vagues, aux mandibules des prédateurs. La mer doit glisser sur sa coque comme sur un morceau du rocher, et les bernard-l’ermite doivent se lasser devant cette armure. Tout cela, on le sait, ce n’est pas une surprise. Alors quoi ? qu’est-ce qui étonne devant ce coquillage. Qu’est ce qu’il y a de merveilleux et de troublant qui semble venir de ce petit animal sans importance ? C’est peut-être ce sentiment étrange et familier en même temps d’une parfaite réussite, d’une harmonie incomparable, comme si l’invention même de la vie sur terre était inscrite dans le colimaçon de cette coquille, dans le mouvement de cette spirale ; l’invention d’une forme et d’une pensée dont l’ancienneté et le pouvoir ne semblent plus à la mesure de l’animal lui-même. Je veux dire, c’est comme si j voyais dans toute sa précision le mouvement de la vie, son tourbillon, son enchaînement magique de circonstances et de hasards, son but même, tout cela devenu réel, ayant laissé, ici, sur cette roche blanche, près de la mer, son signe originel, pareil à une graine
J.M. G. Le Clézio, L’Inconnu sur la terre, Gallimard, 1978, p. 259