Nous remercions Jean-Marie Mathieu de nous avoir permis de mettre en ligne son étude sur le carré SATOR [1]. Nous recommandons chaleureusement les ouvrages [2] de cet auteur qui participera à la nouvelle formule notre revue .
Si l'on veut étudier de près le mystérieux "carré" dit "magique", composé de 5 x 5 lettres formant quatre mots latins et un hapax [3] à l'étymologie énigmatique,
il faut avoir présent à l'esprit ces différentes dates qui aident à mieux en saisir l'importance :
* 1868 : découverte d'un "carré" incisé à la pointe dans les plâtras d'une villa romaine, datée du IIIème siècle de l'ère chrétienne, à Cirencester (du latin "castrum" – ou ville retranchée – et de "Corinium", nom d'homme ) dans l'actuel Gloucestershire en Angleterre, découverte rendue publique en 1903.
* 1925 : Matteo Della Corte ( 1875-1962 ), archéologue italien, trouve un "carré" dans les vestiges de l'humble demeure d'un certain Paquius Proculus, à Pompéi, cette ville déjà partiellement détruite par le tremblement de terre de 62 ap. J-C, puis entièrement engloutie sous les cendres et la lave lors de l’éruption du Vésuve en août 79.
* 1926 : Félix Grosser, pasteur évangéliste allemand de Chemnitz en Saxe, s'avise de ce que les vingt-cinq lettres du "carré" ( 4 A, 4 E, 1 seul N, 4 O, 2 P, 4 R, 2 S et 4 T ) peuvent former - à condition que le N soit commun - l'anagramme [4] latine "PATER NOSTER" redoublée, c’est-à-dire les deux premiers mots de la seule prière enseignée par Jésus à ses disciples, anagramme qu’il a l’idée géniale de disposer en croix autour du N central, plaçant les deux A et les deux O (où il lit le symbolisme des lettres grecques α alpha et ω oméga en référence à Ap 1, 8 ; 21, 6 et 22, 13 ) aux quatre extrémités, de façon à obtenir cette figure :
* 1930-35 : Guillaume de Jerphanion (1877-1948), jésuite français archéologue et byzantiniste, publie La voix des monuments (Éd. d'Art & d'Histoire), puis un article sur "La formule magique Sator arepo…" en Recherches de Science Religieuse (25, pp.188-225).
* 1932-34 : une mission américaine de la prestigieuse Université Yale, explorant le site archéologique de Doura-Europos en Syrie, y met au jour quatre exemplaires du "carré" gravés sur des ruines chrétiennes du IIIe siècle.
* 1936 : en novembre, M. Della Corte repère un nouveau "carré" gravé sur une colonne de la grande Palestre de Pompéi, découverte communiquée en 1937.
* 1948 : Jérôme Carcopino (1881-1970), historien français spécialiste de la Rome antique, publie en première version sa très complète étude sur "Le christianisme secret du carré magique", dans Museum Helveticum.
* 1955 : Szilagyi, archéologue hongrois, trouve dans les fouilles de Budapest une tuile d'Acquincum, datée de 105 ap. J-C, portant gravé le fameux "carré".
* 1968 : Alexis Curvers (1906-1992), écrivain liégeois d'expression française, fait paraître dans la revue Itinéraires une série d'articles, sur "le carré magique", en neuf chapitres échelonnés sur toute une année ; publication très importante signalée par Frère André, bibliothécaire bénédictin.
Ainsi, en l'espace d'un siècle, de 1868 à 1968, se mit en place l'essentiel de ce qui, à mon avis, constitue, dans l’état actuel de nos connaissances, le dossier fondamental concernant le carré SATOR. Les quelques pages qu’ un abbé Jean Carmignac ( 1914-1986 ) consacrera à ce cryptogramme [5], un an plus tard, dans ses Recherches sur le "Notre Père" (Paris, Letouzey & Ané, 1969, pp. 446-468), viendront souligner le sérieux d’une telle étude.
Il existe plusieurs traductions de ce palindrome [6]. Aucune ne semble s’imposer, car l’hapax AREPO fait toujours problème. Henri Desaye, conservateur du Musée de Die dans la Drôme, pense que ce mot fait « allusion à la charrue gauloise qui, à la différence de l’aratrum classique, pouvait être montée sur roues. Arepo est d’ailleurs un mot d’origine celtique. Arpennis : "un arpent" se trouve dans une épitaphe de Die du II-IIIe siècle. D’où l’hypothèse d’une origine gallo-romaine du carré. Mais de là à attribuer, comme le fait J. Carcopino, la formule à saint Irénée de Lyon ! » De son côté Pierre Gastal, historien spécialiste des langues celtiques, auteur de Sous le français, le gaulois (Éd. le Sureau, 2003), confirme bien que le mot « arepennis ( = arpent) , mesure de surface de 12,5 ares, est attesté gaulois par Columelle, » écrivain latin du Ier siècle, mais se refuse à le rapprocher de l’hapax arepo.
Voici une traduction quasi mot à mot qui fera comprendre que le principal est ailleurs : « Le semeur (SATOR) Arepo ( ? ) conduit (TENET) par son œuvre (OPERA) les roues (ROTAS). » Sous les dehors déconcertants du sens (?) apparent se cache un sens second que le cryptogramme recèle comme un trésor enfermé à double tour : le Notre Père, l’Alpha-Oméga et la Croix.
Largement diffusé un peu partout dans le monde antique (on en trouve en Syrie, en Éthiopie sur les bords du Nil, en Europe), fréquemment recopié jusqu’à la Renaissance (rien qu’en France, ils sont assez nombreux les châteaux et les ouvrages s’ornant de la mystérieuse grille), ce carré SATOR ne fut pas ignoré des érudits du Moyen Âge ; ainsi en trouve-t-on un très bel exemplaire dessiné dans une Bible carolingienne datant de 822, un autre illustrant un parchemin du XIIIème siècle, un troisième gravé sur le mur d’une église romane, etc.
Mais si les médiévaux savaient qu’ils avaient affaire à un palindrome SATOR-ROTAS, ils repérèrent aussi qu’il s’agissait d’une anagramme de vingt-cinq lettres latines à déchiffrer – s’escrimant alors à composer qui "Retro, Satana, toto opere asper", qui "Oro te, Pater, oro te, Pater, sanas", qui encore "Ora, operare, ostenta te, Pastor", etc. Cependant aucun d’entre eux n’eut l’inspiration de découvrir le PASTER NOSTER redoublé ; ou alors, là dessus, le silence fut bien gardé. Seul, peut-être, Raban Maur (780-856), ancien disciple d’Alcuin, devenu moine bénédictin et archevêque de Mayence, laissa-t-il transparaître qu’il avait deviné quelque chose dans son fascinant De Laudibus Sanctæ Crucis…
Ayons bien conscience qu’après le décodage du PATER NOSTER par le Pasteur Grosser, la découverte d’un second "carré" à Pompéi éclata comme une "bombe" dans le milieu des spécialistes de la question, la plupart d’entre eux, influencés par Renan, niant la possibilité d’une présence chrétienne à Pompéi avant 79 de notre ère.
La Providence choisit alors un catholique fervent à l’intelligence déliée et à la plume acérée, je veux parler d’Alexis Curvers, pour que réponse soit apportée, point par point – en cette célèbre année 68 – à toutes les objections soulevées à ce propos. Oui, il y avait des chrétiens à Pompéi ; oui, ces derniers pouvaient réciter en latin la prière dominicale [7] ; oui, l’un d’entre eux a très bien pu graver le carré SATOR comme signe de ralliement secret, allusion discrète à sa foi chrétienne; oui, ce fameux carré comporte des aspects venant de la Tradition hébraïque, la Qabalah [8], mais précisément les premiers chrétiens – à commencer par les Apôtres saint Pierre et saint Paul morts à Rome – étaient d’origine juive ; oui, le scandalum crucis ainsi que les persécutions expliquent la crux dissimulata dès le début du christianisme ; oui, l’Église a pu enseigner le sens symbolique de l’Alpha-Oméga bien avant la mise par écrit (supposée tardive ?) du livre de l’Apocalypse ! On comprend dès lors pourquoi ceux qui, depuis 1968, pensent pouvoir démontrer que le carré SATOR n’a rien de spécifiquement chrétien contournent prudemment le rocher Curvers…n’osant pas se mesurer à lui ; trop abrupt, trop coriace .
Paul Veyne, professeur au Collège de France spécialiste de l’Antiquité romaine, publia en décembre de cette même année 1968, un article intitulé "Le carré SATOR ou beaucoup de bruit pour rien", titre qui annonçait déjà par lui-même la couleur (in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Lettres d’Humanité, t. 27, 4 série, n° 4, pp. 427 à 456). S’il croit que le carré est réellement un palindrome, il doute en revanche fortement qu’il soit une anagramme intentionnelle guidée par la foi chrétienne, car les lettres latines qui composent ce carré sont si banales et leurs fréquences respectives si peu anormales qu’à partir d’elles on peut composer de nombreuses anagrammes aux sens contradictoires. Dans ce cas, impossible de préférer la "lecture chrétienne" du PATER NOSTER . Mais, objectera-t-on, ce carré SATOR n’a-t-il pas été mis souvent en rapport avec la Croix du Christ ? Qu’à cela ne tienne ! Notre savant professeur ne voit là aucun apport lumineux sur la question de l’anagramme : car « cela s’explique tout simplement [sic], comme on sait, par la croix que dessine le palindrome, avec ses quatre T en croix, à des yeux obsédés [resic] de symbolique. » Manière cavalière de ne pas vouloir apercevoir ce qui gêne… En réalité, l’article de Paul Veyne est une véritable débauche d’érudition – on y a même droit aux increvables "singes dactylographes" – qui pourrait se résumer ainsi : beaucoup d’érudition pour rien .
L’ouvrage sur Le carré magique, Le Testament de saint Paul (Cahors, Diffusion Picard), que publia Charles Cartigny en 1984, m’apparaît en quelque sorte comme une réponse au Pr Veyne. L’auteur pose d’emblée un constat page 20 : « Ce carré a un intérêt certain ; le fait qu’il ait été soigneusement gravé dans la pierre et sa large diffusion en sont les garants. Il constitue certainement un message dont la clef est peut-être définitivement perdue. Cette dernière opinion m’est apparue comme la plus sage, et je me suis simplement appliqué à chercher cette clef perdue.» Il explique alors qu’ il a découvert successivement dans le carré SATOR, grâce à une originale méthode de lecture :
« 1° L’Existence d’une Parole cachée et codée.
2° Cette Parole est celle que Jésus à [sic] écrite sur le Bois (La Croix).
3° Cette Parole doit être reportée et gravée sur la Pierre (Le Carré).
4° La Parole doit conduire à la Porte étroite afin de la franchir.
5° La Parole cachée est confiée au poète.
6° La Mission du poète est de faire éclater et rayonner la Parole.»
Le décryptage ingénieux de Cartigny ne manque pas d’ intérêt, mais me semble trop touffu et quelque peu sibyllin. Que tirer, par exemple, de ces phrases prises au hasard : « Ô ! reste ainsi, joyau radian, ô ! demeure… » ; « Je m‘avance en rampant, Moi, Semeur ou Créateur » ; « file, défile, avance en te glissant à travers les choses résolues. » ? Paraphrasant saint Paul (1 Co 14, 18), je pourrais conclure ainsi : « J’aime mieux dire cinq paroles avec l’intelligence que dix mille autres en langue , celle-ci fût-elle latine! » Et puis, chacun sent bien que l’explication la plus simple est souvent la plus riche de sens.
Nicolas Vinel, étudiant au Centre Philosophies et Rationalités de l’Université de Clermont-Ferrand, a publié en 2006 dans la Revue de l’histoire des religions (223 – 2/, pp.173 à 194) un article intitulé "Le judaïsme caché du carré SATOR de Pompéi". Il s’appuie sur l’hypothèse d’un cryptogramme juif utilisant l’arithmétique pythagoricienne, la validant par le déchiffrement du SATOR, qui s’avérerait à la fois un signe de reconnaissance juif, aux dimensions de l’autel de bronze d’ Ex 27, et un symbole sotériologique [9], image du serpent de bronze de Nb 21.
Affirmant sans preuve que « les créateurs du SATOR, (qui) ont probablement vécu peu avant l’ère chrétienne », il n’en conclut pas moins clairement : « En tout cas, le SATOR est une création juive, et celui de la palestre pompéienne est aussi juif ; quant à ceux inscrits à Budapest ( IIème s.), Cirencester ou Doura-Europos ( IIIème s.), rien ne permet de décider si leurs auteurs étaient juifs ou chrétiens, mais on peut penser que le judaïsme aura délaissé très tôt ce cryptogramme en latin, pour les mêmes raisons qu’il a finalement abandonné la version grecque des Septante, devenue la Bible des chrétiens. »[10]
On peut penser différemment en lisant ce qu’écrit l’Apôtre en He 9, 12 : « Quand le Christ est entré [ comme grand-prêtre ] une fois pour toutes dans le lieu très saint, il n’a pas offert du sang de boucs ni de veaux ; il a offert son propre sang et a obtenu pour nous le salut éternel. » La Croix du Golgotha, où coula le sang de l’Agneau immolé, est le véritable autel des sacrifices. Le Vendredi Saint fut le Jour du Grand Pardon en faveur de toute l’humanité.
Le serpent de cuivre rappelle évidemment Jn 3, 14-15 où Jésus explique à Nicodème : « De même que Moïse a élevé le serpent de cuivre sur une perche dans le désert, de même le Fils de l’homme doit être élevé, afin que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle. »
Mais ceux qui se reporteront à la page 184 de l’article sur "Le judaïsme caché…" vérifieront vite par eux-mêmes qu’il faut vraiment de la bonne volonté pour arriver à voir le mot latin "SERPENS" – reptile terriblement sinueux ! – dans la nouvelle grille de lecture proposée…
Au sujet du N placé au centre du carré, il peut se "lire" comme la lettre hébraïque נ noun, signifiant "poisson" en araméen (Vinel ne veut retenir que le sens de "serpent d’eau", on devine pourquoi). Un Poisson au centre d’une telle Grille … voilà qui ne peut pas ne pas nous faire souvenir de l’acronyme grec bien connu : "Icthus" ( ΙΧΘΥΣ ιχθυς signifie "poisson" en grec ), premières lettres de cette formule : Ιήσόύς Χρίστος Θέου Υίος Σότήρ "Iésous Christos Théou Uios Sotèr", soit en français "Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur". Comment également ne pas se remémorer cette belle phrase de saint Augustin d’Hippone en son Commentaire de Jn 21, 9 : « Piscis assus, Christus est passus » : « le Poisson rôti, c’est le Christ mort en croix » , puis ressuscité qui se livre en nourriture à ses sept disciples sous le signe de la Passion rédemptrice. On dirait que notre divin Sauveur, après sa glorification, veuille que nous ne le rencontrions plus qu’au travers du sacrement dans lequel il se livre en nourriture aux fidèles et qui en perpétue l’actualisation. L’évangéliste saint Luc précise d’ailleurs que le Ressuscité mangea lui-même du poisson grillé (24, 42) … Peut-être faut-il voir un clin d’œil spirituel de nos ancêtres du Moyen Âge dans le fait qu’ un carré SATOR se trouve gravé sur l’une des pierres de la chapelle romane Saint-Laurent, à Rochemaure en Ardèche , lorsqu’ on apprend par la Légende dorée que saint Laurent, diacre martyr à Rome au IIIème siècle, fut condamné à mourir à petit feu allongé sur un gril. « C’est bien assez grillé de ce côté, tu peux me retourner ! » aurait-il dit, plein d’humour et de courage, à son bourreau .
Pour être précis, il faudrait signaler que dans l’alephbeth hébreu la lettre נ noun, N, est la 14ème, au milieu exact des 27 signes lettriques : soit de א aleph = 1 à ת taw = 22, plus les 5 lettres finales K, M, N, Ph et Ts = de 23 à 27 ; ce fait permet d'accorder au N la valeur numérique 14. Un passage scripturaire aussi simple qu’étonnant – ce qui donne une idée de l’intelligence et de la finesse de l’Auteur de la Bible – le confirme. En Nb 14, 34, Y H W H décide de punir les fils d’Israël: « Il vous a fallu quarante jours pour explorer le pays ; eh bien, ce sera pendant quarante ans que vous subirez les conséquences de vos péchés ! À chaque jour correspondra une année. Ainsi vous saurez ce qu’il en coûte de s’opposer à Moi. » Les mots pour "jour", en hébreu יום yom, soit Y = 10 + W = 6 + M final = 24 , et "année", en hébreu shanah , soit Sh = 21 + N = 14 + H = 5, ont tous les deux, curieusement, la même valeur numérique 40 [11]
Que le N trône au centre du carré SATOR, comme il est au milieu de l'alephbeth hébreu, jette un éclairage nouveau sur notre grille de lecture, une fois éliminées les lettres autres que les 4 A, les 4 O et les 4 T autour du N central. L’ensemble suggère le cercle de l’éternité ( Alpha et Oméga ) frappé de la croix terrestre ( les 4 T ).
Et relevons bien que chacun des T est entouré par A et O, à lire dans le sens des directions cardinales : Alpha ╬ Oméga. La Croix du Christ, plantée au cœur de nos vies, dressée au mitan des siècles, domine la "roue" de l'Histoire. Dans l’art chrétien primitif, il n’est pas rare de voir, écrites sous les bras de la Croix, les lettres grecques α et ω. On en comprend désormais le symbolisme, lequel se retrouvera plus tard sur le cierge pascal. Une telle signification se cacherait aussi dans l’ énigmatique "ANO" gravé directement sous le carré SATOR de la palestre pompéienne ; le N, Noun, ce Poisson christique, y apparaît comme le Médiateur au cœur des temps, entre l’Alpha et l’Oméga, entre le début et la fin de toutes choses.
Il n’est pas jusqu’à ces sept lettres "SAUTRAN", ajoutées juste au dessous d’ ANO, qui ne prennent désormais un singulier relief. Nicolas Vinel explique savamment, dans son article page 192 , que « sous la forme d’infinitif absolu SATOR [de la racine verbale hébraïque str signifiant "cacher, protéger"], SAUTRA N est vraisemblablement une prière de forme str + nom divin : " Cache-moi, Y H W H."» Pour ma part, j’y verrais plutôt le rappel de la "discipline de l’arcane" [12] chère aux premiers chrétiens et traduirais ainsi : « SAUTRA N ! = Cache le Poisson ! » Paradoxale logique de notre Dieu qui aime se révéler tout en restant caché ! Mais n’est-ce pas justement de cette manière que le Verbe incarné vécut, puis mourut sur le bois un 14 nissan sous la figure du Serviteur souffrant ?
Page 182 , Nicolas Vinel n’avait pas manqué de mentionner que le T latin correspond à la 22ème lettre hébraïque, ת le taw , qui est précisément ce signe que Dieu, en Ez 9, 4, ordonna d’inscrire sur le front des justes destinés à être sauvés de la mort [13] Mais il oublie de préciser qu’une telle lettre avait primitivement la forme d’une croix et qu’elle permettait de symboliser, d’après la Tradition, le Nom même de Y H W H, comme nous l’explique admirablement Liliane Vezin en son ouvrage intitulé Beauté du Christ dans l’art ( Paris, Mame, 1997, p. 24 ).
Voilà qui nous ramène au Nom propre de Dieu יהוה pouvant se lire trinitairement :
Y = י yod, lettre symbolisant le Père ; H = ה hé, lettre symbolisant l’Esprit du Père ; W = ו waw, lettre symbolisant le Fils ; H = ה second hé, lettre symbolisant l’Esprit du Fils.
Donnons-en le schéma cruciforme :
Au centre de la croisée se place la lettre ש shin, Sh, symbole de la nature humaine que le Fils, conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie, a revêtue en s’incarnant. On obtient ainsi le "Nom nouveau" יהשוה Y H Sh W H – à nouvelle mission, Nom nouveau – annoncé par le Ressuscité lui-même dans l’Apocalypse (3, 12).
C’est ce Nom nouveau aux deux HH dédoublés qui paraît structurer la Prière enseignée par Jésus, telle que la transmet l’évangéliste saint Matthieu (6, 9 à 13) avec ses sept demandes caractéristiques. Disposé suivant la croisée, le Nom de gloire Y H Sh W H unit, dès lors, l’oraison dominicale à la Croix, comme s’il convenait d’écarter les bras – à la manière du célébrant dans la liturgie gallicane – pour réciter le Notre Père… Marthe Robin (1902 - 1981), la stigmatisée de la Drôme qui tenta de traduire les visions et les expériences mystiques dont elle fut gratifiée durant de longues années, a noté que, lors de la Préparation de la Pâque, Jésus « pria plusieurs fois les bras en croix, les yeux fixés au ciel… » (cf. Les Cahiers de Marthe Robin, n° 1, 2008, p.130).
Développons donc notre commentaire du Pater en suivant cette ordonnance :
Y * Notre Père qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié.
Comme le font remarquer les spécialistes en communication, « toute prise de parole a un début, un développement et une fin. Mais si elle n'a pas de début, elle n'aura ni développement ni fin. Toute parole est ainsi contenue, d'une certaine façon, dans son début, l'exorde. » (cf. Philippe Breton, Convaincre sans manipuler, Paris, la Découverte, 2008, p.110 ). Il en est ainsi pour la première demande du Pater, laquelle contient en germe toutes les autres qui déroulent les lettres du Nom de gloire Y H Sh W H aux deux HH dédoublés. Le grand-prêtre juif, lors du Yom Kippour, portait sur le front une lame d’or où étaient gravées huit lettres hébraïques q d sh l Y H W H : "Saint pour Y H W H" . Ponce Pilate ordonna de faire un écriteau portant cette inscription en hébreu, en latin et en grec – soit les trois langues que l’on peut "lire" dans le carré SATOR – : " Jésus de Nazareth, le roi des juifs", et de le clouer au-dessus de la tête du Christ couronné d’épines. Notre Seigneur est bien le Chef de toutes les nations, de tous les peuples, de chacune de nos pauvres personnes, étant le Créateur de cet univers qu’emplit la gloire de son Nom trois fois Saint.
H * que ton Règne vienne.
Le malfaiteur crucifié à main droite du Seigneur lui dit : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne !» Croyant israélite, il devait avoir eu hâte de voir régner la Maison de David. Nous avons appris, de la bouche même du Logos, que le Royaume divin n'est pas de ce monde terrestre, puisqu'il est spirituel, célestiel, éternel.
* que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Le bon larron avait lancé à son compagnon d' infortune situé à la gauche de Jésus: « Ne crains-tu pas Dieu, toi qui subis la même punition ? Pour nous, cette punition est juste, car nous recevons ce que nous avons mérité par nos actes ; mais lui n'a rien fait de mal ! » (Lc 23, 40-41). Il acceptait par là même, humblement, que la justice humaine puisse imposer ici-bas un châtiment proportionné. Et quand il entendit cette réponse: « Je te le déclare en vérité : aujourd'hui tu seras avec moi en paradis ! » (Lc 23, 43), comment put-il douter de la réalisation d'une telle parole qui apparaissait comme l'une des dernières volontés du Christ mourant, crucifié à ses côtés ?
Sh * donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Au centre de la croisée se place la lettre shin représentant la nature humaine revêtue par le Fils. Tertullien a cette formule inoubliable : « Caro salutis est cardo » : « la chair est le pivot du Salut . » Centre charnel, concret, magnifiquement symbolisé par le cœur. « Quand ils ( les soldats ) arrivèrent à Jésus, écrit S. Jean, ils virent qu'il était déjà mort (...). Mais l’un des soldats lui perça le côté avec sa lance. » ( Jn 19, 33-34 ). Le miracle eucharistique de Lanciano, qui survint en Italie au IXème siècle, est très éclairant à ce sujet. Sous les yeux du moine incrédule, le pain déposé sur l’autel se transforma en chair et le vin du calice devint du sang ; l'analyse scientifique réalisée en 1970 a révélé que cette chair, mystérieusement conservée au cours des siècles, est du tissu musculaire strié du myocarde. « Voici ce Cœur qui a tant aimé les hommes ! » déclara le Seigneur qui apparut à sainte Marguerite-Marie, à Paray-le-Monial en juin 1675.
W * pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Saint Jean, en son chapitre 13, ne décrit pas le déroulement du "repas du soir" que Jésus prit avec les disciples avant sa Passion. Il rapporte, au contraire, comment le divin Maître lava les pieds de ses Apôtres, au grand scandale de Simon-Pierre. Benoît XVI, lors du Jeudi Saint 2008, a bien expliqué le sens profond de ce geste surprenant: « Nous avons besoin de ce "lavement des pieds", de ce lavement des péchés quotidiens, et pour cela nous avons besoin de la confession des péchés (...). Nous avons besoin de la confession sous la forme du sacrement de la réconciliation. Par ce sacrement, le Seigneur lave toujours à nouveau nos pieds sales afin que nous puissions nous asseoir à table avec Lui (...) Nous devons nous laver les pieds les uns les autres dans le service quotidien et réciproque de l'amour. »
H * et ne nous fais pas entrer en tentation.
Le malfaiteur crucifié à main gauche du Seigneur « l'insultait en disant :"N'es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même et sauve-nous !" » (Lc 23, 19) Voilà bien la constante tentation de mettre Dieu à l'épreuve, tentation à laquelle n'échappèrent point les fils d’Israël au désert, ainsi que le rappelle le Psaume 78, 17-18 : « Ils s'opposèrent au Dieu Très-Haut. Ils osèrent mettre Dieu au défi ! » Et Jésus lui-même, avant le début de sa vie publique, répondit au Tentateur : « L'Écriture déclare : "Ne mets pas à l'épreuve le Seigneur ton Dieu." » (Lc 4, 12). Le mauvais larron, inspiré par l'Esprit du Mal, est tombé dans le piège infernal : insulter, tenter le Messie ! À pareil pécheur, Jésus ne répondit pas un mot , pas un seul mot de condamnation, remarquons-le bien. Il y a donc place pour l’Amour miséricordieux qui pourrait murmurer « Abba ! Papa ! aie pitié de lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! »… « Entre le pont et l'eau » disait le saint Curé d'Ars.
* mais délivre-nous du Mal.
C'est le moment de nous souvenir que le 13 mai 1917, à Fatima, la Vierge Marie demanda d'ajouter, à la fin de la récitation de chaque dizaine de la prière du chapelet, cette supplique :"Ô mon Jésus ! pardonnez-nous nos péchés, préservez-nous du feu de l'enfer et conduisez au Ciel toutes les âmes, spécialement celles qui ont le plus besoin de votre miséricorde." Comment nier que le mauvais larron fasse partie de ces dernières ? Lorsque fut mondialement connu le blason épiscopal – devenu armoiries papales – de Jean-Paul II, en 1978, les spécialistes ès sciences héraldiques furent étonnés de constater que le bras senestre de la croix d'or, bras sous lequel est dessiné le "M" marial, était plus long que le bras dextre. On peut mieux saisir désormais, par le biais de ce simple détail, l'importance que ce pape attacha à la présence de la divine Miséricorde, et de Marie "Mère de Miséricorde", dans notre monde submergé par la violente culture de mort. Dieu préfère sa Main gauche, le Seigneur allonge son Bras gauche en vue d'en faire un rempart, un bouclier capable de nous libérer de l’emprise du Malin.
D'une certaine manière, les trois croix sont donc indissociables. Nos frères orthodoxes ont d’ailleurs coutume de symboliser les deux malfaiteurs par une planchette clouée sous les pieds du Christ en croix, planchette disposée volontairement de guingois, c’est-à-dire plus haute – en direction du paradis – du côté droit du Crucifié (place du bon larron) que du côté gauche (place du mauvais larron) – en direction de l’enfer. En France, les splendides calvaires bretons par exemple, tel celui de Plougastel-Daoulas dans le Finistère, sont là pour nous rappeler pareille "leçon" : gardons en mémoire les trois arbres dressés sur Le lieu du Crâne.
Une tradition rapporte que lorsque sainte Hélène, la mère de l'Empereur Constantin, entreprit la recherche des reliques du Christ à Jérusalem, en 326, elle fut peinée, car les croix des deux brigands étaient mêlées avec celle du Seigneur qui fut crucifié au milieu d'eux sur le Golgotha ; impossible de reconnaître le bois ayant porté Jésus de Nazareth "le roi des juifs" ! Il fallut rien moins qu’ une guérison miraculeuse, sur l’initiative de saint Macaire, pour "inventer" la vraie Croix, ce trône royal du "Seigneur de la gloire" comme écrit saint Paul ( 1 Co 2, 8 ). Mais qui est donc ce Roi de gloire ?
« Alors la mère des fils de Zébédée s'approcha de Jésus avec ses fils ; elle s'inclina devant lui pour lui demander une faveur.
- Que désires-tu? lui dit Jésus.
Elle lui répondit :
- Promets-moi que mes deux fils que voici seront assis l'un à ta droite et l'autre à ta gauche quand tu seras roi.
- Vous ne savez pas ce que vous demandez, répondit Jésus. Pouvez-vous boire la coupe de douleur que je vais boire ?
- Nous le pouvons, lui répondirent-ils.
- Vous boirez en effet ma coupe, leur dit Jésus. Mais ce n'est pas à moi de décider qui sera à ma droite et à ma gauche ; ces places sont à ceux pour qui mon Père les a préparées. » (Mt 20, 20-24) .
Jean-Marie Mathieu
NOTES
[1] Cep n° 44, juillet 2008 ( s.cep@wanadoo.fr )
[2] Les Bergers du Soleil ; L'Or peul, éditions DésIris, 1998, couronné par l'Académie française) ; Le Nom de gloire ; essai sur la Qabale, éditions DésIris, 1992 ; Le nom de Josué-Jésus en hébreu et en arabe, Saint-Marcellin, Outre-Part Éd., 1998.
[3] Hapax (ou apax) : mot rare, voire erreur de copiste, attesté dans une seule source.
[4] Anagramme : mot, ou ensemble de mots, formé par la transposition des lettres d’un autre mot.
[5] Cryptogramme : message écrit à l’aide de caractères secrets.
[6] Palindrome : vers, ou phrase, pouvant être lu dans les deux sens.
[7] Le pape Victor, en 182, abandonnera officiellement le grec pour adopter le latin dans la liturgie romaine.
[8] Qabalah : de l’araméen קבלה signifiant "réception" ; on le rend parfois en français par Kabbale, ou Cabale, voire Qabale.
[9] Sotériologique : de sotériologie, partie de la théologie qui concerne l’étude du salut.
[10] La version grecque des LXX fut abandonnée par le judaïsme, car elle semblait annoncer la Révélation christique. Si je comprends bien, pour Nicolas Vinel le carré SATOR, créé par des Juifs avant notre ère, fut soudain mis de côté au IIème siècle ap. J-C, parce qu’ il aurait symbolisé par trop prophétiquement Jésus le Messie et sa Croix rédemptrice. Ce serait un bel aveu !
[11] Pour que le mot hébreu YWM "jour" nombre 40, il faut que le M final vaille 24, et non pas 60, ni 600 comme chez les kabbalistes pseudo-gnostiques. La numération de 1 à 27, par ce fait même, est confirmée.
[12] « La "discipline de l’arcane", i-e l’obligation de tenir secrets certains enseignements, a existé dans l’Église, au moins jusqu’au Vème siècle. Sait-on – chose étonnante et qui devrait nous faire réfléchir – qu’à l’époque de saint Ambroise [340-397] et selon la recommandation même du saint évêque de Milan, il était interdit de mettre par écrit le Symbole des Apôtres, qui donc ne se transmettait qu’oralement, et qu’il ne pouvait être récité devant des profanes ? ( Explanatio Symboli, n° 9 ; Sources chrétiennes n° 25 bis, pp. 57-59). Mais nous n’avons plus guère conscience, aujourd’hui, du caractère vraiment prodigieux des enseignements qu’il révèle », note Jean Borella en son dernier livre intitulé Problèmes de gnose, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 22.
[13] Repris en Ap 7, 3-4 et 9, 4 : « "Ne faites pas de mal…jusqu’à ce que nous ayons marqué d’un sceau le front des serviteurs de notre Dieu." On m’indiqua alors le nombre de ceux qui furent marqués au front du sceau de Dieu. » Le Zohar - l’un des ouvrages majeurs de la Kabbale juive - croit que ce signe taw d’Ez 9, 4 équivaut à un arrêt de mort pour tous ceux qui le portent…