Partons du dernier poème de cet ensemble qui en comprend cinq, et des presque derniers vers. On y lit un embryon d' "art poétique" :
Celle qui depuis des années m'émeut
bon gré mal gré, qui me meurt et m'avive
toujours aussi fort, m'aide à dégonder
un peu ma langue. Viendra que j'écrive
plus libre moins national boulonné,
les yeux très ouverts, viendra que j'entraîne
la grammaire pour la dévergonder, [...]
C'est en effet un des caractères de la poésie de Philippe Longchamp que de lier le lyrisme et le souci de déplacer quelque chose dans l'ordre de la langue. Soleil pas d'équerre, comme les titres récemment publiés, est en cela éloigné des recueils anciens, sages dans leur lyrisme ; ici, la syntaxe, peu corsetée, s'accorde avec l'usage d'un vocabulaire qu'on attribue à la communication familière : " [...] voir ce qui déconne ! Voir /[...] ", ou : " c'est toujours déjà trop tard. On n'a pas / débroussaillé, rallié la résistance, / parlé clair. Bien sûr qu'on mégote. On va / marchander discret dans les intervalles. / "
Ce n'est pas dire qu'il y aurait recherche d'une oralité dans cette poésie. Sauf à penser qu'il n'est pas de rupture totale entre discours oral et littérature. Les tentatives de restituer quelque chose du parlé dans l'écrit apparaissent très vite vieillies et, justement, hors de la littérature. Ce n'est pas l'emploi de tels mots et de telles tournures qui sont, ou non, "poétiques". Pour reprendre Perros cité en exergue : " La poésie est dans la rue, dans le ruisseau, elle est tout à fait dénuée de hiérarchie, elle ne sait pas " ; renvoyons aussi à Pierre Reverdy, pour qui il n'est pas " de choses ni de mots plus poétiques les uns que les autres ".
Les choses, chez Philippe Longchamp, ce sont le quotidien de notre monde qui fabrique " de l'horreur à main d'homme ", le sang après un carnage à Bagdad, les massacres en tous points du globe, le tout mis en images impossibles à ne pas voir. Les choses, c'est aussi la passion amoureuse, jamais séparée de ce qui est vécu par ailleurs :
Elle et moi, on a du pain sur la terre :
le soleil n'est pas tout à fait d'équerre.
On est tout le fourniment de nos corpset la peau qui prend. On entend quand tombent,
dans les nuits des presque voisins, les bombes
à mourir d'effondrement du décor.
On voit par cet exemple (même s'il est tronqué) qu'un équilibre s'établit entre une versification basée sur des contraintes et la pratique d'une syntaxe et d'un vocabulaire "dégondés". Ces Malfaçons sont écrites en décasyllabes rimés (aabccb), sans cependant qu'il y ait une application stricte des règles d'un manuel de versification. Un vers de 12 syllabes peut être présent dans le poème (" nous rebranchent aux amours, aux peurs, aux salubres "), et les coupes des vers sont plus libres que, par exemple, dans le décasyllabe de Ronsard. L'expérience du vers, qui donne au propos une vitesse particulière, passionne visiblement Philippe Longchamp, qui a longtemps privilégié les vers comptés mais non rimés (avec justement une préférence pour le décasyllabe). Dans le poème d'ouverture du livre et dans le dernier, il emploie la terza rima : suite de tercets dont le premier et le dernier vers riment ensemble, le second vers donnant la rime des premier et troisième vers du tercet suivant, ce qui fournit le schéma aba /bcb /cdc /etc. Il ne s'agit pas exactement de la terza rima telle que la pratiquaient les poètes de la fin du xv e siècle, après Dante et Pétrarque, terza rima dans laquelle chaque tercet forme un ensemble syntaxiquement clos. C'est ce modèle qu'ont suivi Théophile Gautier ou Leconte de Lisle, alors qu'ici, c'est souvent la rupture qui est la norme :
D'un coup d'épaule redresser le jour
qui penche trop. Faut pourtant qu'on essaye !
Nos salives sont si maigres. C'est pour
ça ! Faut bouger ! Faut ouvrir les oreilles !
On ne s'étonnera pas que dans le second poème, On joue gros, soit adoptée une autre forme traditionnelle, le quintil, strophe de 5 vers rimés abbab, ici de 7 syllabes, qui remonte elle aussi aux Rhétoriqueurs (elle a été reprise par le xix e siècle). Philippe Longchamp joue heureusement avec une métrique d'avant l'âge classique et la travaille avec mesure, en refusant une langue sans aspérités : la poésie est ici dans l'Histoire d'hier, celle des formes, et dans l'Histoire d'aujourd'hui, celle des cités et celle des populations obligées à l'exil. C'est donc dans un équilibre toujours instable que le je et le tu tentent de s'établir - on n'oublie pas que chaque poème du livre est précédé d'un exergue, et aucun n'évoque un lyrisme sans épines, avec, dans l'ordre, Albane Gellé, Antoine Émaz, Patrice Laupin, Georges Perros, Valérie Rouzeau.
contribution de Tristan Hordé
Soleil pas d'équerre frontispice et vignettes de Nélida Médina
éditions Cheyne, 2008, 14,50 €.