Il est toujours plaisant, juste avant de profiter de la nonchalance de l’été, de s’arrêter un instant sur ce que je ne peux appeler autrement que « la nature des choses ».
Je le fais d’autant plus sans complexes, qu’il s’agit là d’un travail de mémoire pour lequel je cours après mon ombre, avec deux mois de retard et avec le sentiment que je vais finir par me réinscrire dans l’actualité, la période plus creuse des vacances d’été aidant.
Mais je vois bien que la lecture rétrospective du calendrier, le mien relié à celui des êtres qui me sont proches, comme celui où s’inscrivent les avancées et les reculs de l’Europe, me demande cependant quelques arrêts sur image.
Il y a quelques heures, toute la presse italienne et par ricochet, la presse mondiale, répand la nouvelle : le sein de la femme nue qui incarne la Vérité dans le célèbre tableau de Jean-Baptiste Tiepolo (1696-1770), « La Vérité dévoilée par le temps », a été retouché afin de masquer une grâce particulière de cette Vérité, le sein qu’on ne saurait voir.La même presse ajoute que le tableau a été placé dans la salle de presse au Palazzo Chigi à Rome en mai dernier à la demande du Président du Conseil italien. Il semble donc que le symbole était tellement symbolique, qu’il en était devenu insupportable.
On ne saura bien entendu jamais qui a pris la décision, mais d’Antonio Paolucci, ancien Ministre de la Culture et aujourd’hui retraité mais actif directeur des musées du Vatican, à Vittorio Sgarbi, ancien Secrétaire d’Etat à la Culture de Berlusconi, distingué commissaire d’expositions et grand agité des shows télévisés, la condamnation « artistique » est unanime. « Qui pourrait se sentir offensé face à la Vérité nue de Tiepolo ? C’est une sottise absolue » affirme Paolucci, tandis qu’Andrea Emiliani, ancien conservateur de la Pinacothèque de Bologne ajoute que « Ca ne vous fait pas rire quand on pense à ce qui est montré sur Canale 5 (la chaîne de télévision du groupe Mediaset de Berlusconi)? »
Le pouvoir avait trois mois et déjà la peur indicible du ridicule perçait sous la carapace souriante.
Les magazines les plus érudits citent d’autres cas comparables : il semble qu’en 2002 John Ashcroft, ministre américain de la Justice avait fait recouvrir le sein d’une statue représentant l’esprit de la Justice dans son propre ministère et qu’en 2006, le célèbre tableau de Delacroix « La Liberté guidant le peuple » où cette même Liberté avance la poitrine triomphante, a été supprimé des manuels d’histoire en Turquie. Peut-être que la Liberté et la Vérité porteront bientôt un voile, ou pour faire bonne mesure une burqa.
Ceci dit, Paolucci aurait eu beau jeu de rappeler que les fresques de la Chapelle Sixtine ont-elles aussi appris très longtemps à cacher ce que les corps des héros de la création du monde révélait d’ingénuité et de nudité native.
Que cachent donc les hommes politiques en réservant l’image des femmes dévoilées à leurs boudoirs, à leurs alcôves, à leurs rêves secrets, ou encore aux plaisanteries qu’ils échangent entre mâles élus (voilà une expression à double sens) ?
L’impitoyable Antonio Tabucchi écrivait en 2005 dans El Pais : « L’autisme est toujours douloureux du fait que la maladie mentale est douleur, elle est expérience de la douleur. Il serait cruel de confondre la douleur avec un caprice. Berlusconi souffre de voir l’absence de concorde au sein de son peuple, le peuple dont il est le chef, car il voudrait que tout son peuple soit solidaire de celui qui en est le chef, c’est-à-dire lui. Mais il est le chef malgré tout. Et c’est pour cette raison que c’est un homme de caractère. »
Au fond, ce qui se joue dans la comédie des hommes publics, est un vrai travail de représentation. Il faut faire autant attention aux décors qu’aux expressions qui sont employées, au ton avec lequel on les emploie, et à la légende dans laquelle on les installe.Les hommes d’état contemporains sont aux Constitutions des Etats ce qu’ont été les auteurs parallèles des Evangiles.
Comme l’écrit merveilleusement Gilles Lapouge : « Par chance, il existe une autre équipe d’évangélistes, plus rustiques et même un peu cancres qui se chargent de combler les insuffisances des Synoptiques et d’y réintroduire le rationnel…Les Apocryphes relatent ce que les Canoniques ont dissimulé : la rayonnante poésie et la logique de la Vie de Jésus. » Et encore : « Il est vrai que les Thomas ou les Nicodème nous fournissent une information capitale, sur laquelle Jean et Matthieu ne s’étendent guère, et qui nous introduit dans la machinerie même du miracle : en ces époques, la Samarie, la Judée, le Jourdain, la mer Morte, sont plein d’anges. Et ces anges sont actifs, serviables, imaginatifs. Rien ne leur fait peur. Ils sont toujours sur la brèche. Ils se mêlent de tout. Ils se mêlent en particulier du destin d’exception de la Vierge Marie….Voilà les Apocryphes : bien mieux que les Canoniques, ils nous expliquent que le temps et l’éternité sont entrelacés et qu’ils forment une seule étoffe. »
Berlusconi fait donc partie des Apocryphes qui aménagent la Loi selon les besoins de la représentation et les besoins du temps. Cela explique donc qu’il confonde parfois la Vérité cachée avec la Cicciolina nue et Mara Carfagna nue avec la plus belle ministre habillée du monde.
Photo : Musei Civici Vicenza.