"Les Bureaux de Dieu" : Femmes entre les murs

Par Vierasouto


Cannes 2008, Quinzaine des réalisateurs, Claire Simon, sortie 5 novembre 2008


  Ce film fait totalement penser à "Entre les murs" de Laurent Cantet, on est dans le même principe d'un film de fiction ayant l'air d'un documentaire. Si dans "Entre les murs", les élèves ont répété durant un an, ici, chacun a appris son texte de son côté et c'est à la dernière minute que les acteurs professionnels d'une scène se sont retrouvés face à tel ou tel acteur non professionnel. Tourné en plan séquence dans les conditions du direct, le film restitue la retranscription précise d'entretiens du Planning familial dans les années 2000.
Le film est donc découpé en scènes correspondant à ces entretiens, avec chacun sa star, chacun son cas particulier dont on verra que la somme forme le cas général. Là, on s'éloigne d'"Entre les murs", pour en terminer avec la comparaison, car ce parti pris de faire jouer les conseillères du planning familial par des stars et les consultantes par des acteurs non professionnels met une distance pour tout le monde : avec les jeunes femmes venues consulter, ce qui est l'objectif (ça reflète la réalité), mais aussi avec le spectateur, déconcentré par  la contemplation des plans géants et écrasants des visages de Nathalie Baye, Nicole Garcia, Béatrice Dalle, Marie Laforêt, etc...  (dont on ne peut s'empêcher d'admirer les liftings, soit dit au passage...)
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  C'est un film militant, on devine que toute ces actrices ont accepté le rôle en partie pour cela : faire connaître le rôle du Planning familial dont la plupart des gens pensent que ça servait dans un lointain autrefois avant la loi Veil... Or, les souffrances des jeunes femmes en proie avec leur sexualité et la régulation des naissances ont paradoxalement perduré et cet organisme conserve ses missions bien au delà de la loi. La teneur des entretiens donnent des éléments de réponse, venues consulter pour prendre une pilule contraceptive, une pilule du lendemain ou pour un entretien pré-IVG, la conversation bascule rapidement sur la famille, la mère, l'incommunicabilité sur le sujet de la sexualité, la conseillère faisant office de psy, la manière de filmer forçant le ton de la séance de psychothérapie : plan sur le visage qui écoute, confidences hors champ, petites questions reprenant la fin d'une phrase, etc...
Dans la première partie, les jeunes filles ont surtout des problèmes avec leur culture d'origine, l'omerta familiale, des mères qui refusent de les voir comme des femmes, des familles qui craignent le scandale. Dans la seconde partie, on a des cas de jeunes femmes un peu plus âgées et le dernier entretien est le plus touchant : cette prostituée qui accepte la grossesse par amour avec un homme qu'elle voit une fois par an et vient se faire avorter ensuite pour la troisième fois. Dans l'intervalle, le film cible les hésitations, les questions, la culpabilité, la désinformation qui subsiste même aujourd'hui, voire les problèmes économiques comme cette femme qui démontre qu'un troisième enfant, c'est une troisième pièce, un déménagement, qu'elle n'a pas les moyens et choisi l'IVG par raison.
 

  Me revient encore le parallèle avec "Entre les murs", tout comme la salle des profs est un ilôt entre adultes entre deux cours, ici, c'est une sorte de salle cuisine pour les soignants, où on bavarde, on plaisante, le balcon où on domine la ville et l'on fume une cigarette. Mais on y fait aussi le point, on se pose des questions, l'approche  de la conseillère du planning familial est empirique. Deux stagiaires gravitent autour des aînés (Emmanuel Mouret toujours plus bégayant qu'un bègue et Lolita Chammah). Une lumière particulière dans ce film mais ne l'est-elle pas pour tous les films? Isabelle Carré d'un naturel renversant. 
Ce qui est bien observé dans ce film, c'est le bruit : celui de la rue qui empiète sur l'appartement par les fenêtres ouvertes, le remue-ménage, les éclats de voix des visiteurs mécontents comme ce jeune homme qui veut vérifier que sa petite amie est vierge, l'effervescente des conseillères parlant trop vite, courant d'un cahier de rendez-vous à un appel téléphonique. C'est la tendance du moment, les films tendent de plus en plus à un habillage documentaire, vers la réalité, on ne s'en plaindra pas et il sera difficile de retourner en arrière. En revanche, pour le sujet, est-ce un film de femmes à destination des hommes, un peu MLF version 2008? (se rendent-ils compte?) Le film plaira si on se sent concerné mais, comme on le dit souvent,  la femme peut être le meilleur ennemi de la femme... Vaste sujet, en tout cas, le film fera débat, c'est un début.
Ces "Bureaux de Dieu" durant tout de même 2h, on n'est pas fâché de reprendre l'ascenseur pour regagner la terre ferme, le film démarrant sur un immense ascenseur vieillot transportant les jeunes femmes vers un ciel à l'étage où on ne les jugera pas...
Note : Une fois n'est pas coutume... ci-dessous, extrait du dossier de presse du film, ce beau texte de l'écrivain Annie Ernaux dont le tropisme pour l'intime et le social, l'observation de l'univers féminin à partir de son expérience autobiographique, n'est plus à démontrer.
Les Bureaux de Dieu vu(s) par Annie Ernaux
Importance du lieu : ça se passe tout en haut d’un immeuble, avec vue sur les toits.
En bas, la rue d’où monte la rumeur ininterrompue de la ville. Un lieu à la jointure de la
terre et du ciel, unique comme celui de la tragédie classique et ouvrant pareillement
sur le monde. D’action, il n’y en a pas, sinon immense, universelle : ce qui se joue
ici, c’est rien de moins que ce qui concerne plus de la moitié de l’humanité, occupe
chaque femme durant plus de trente ans, ce pouvoir de fécondation au fond de son
corps, ce cycle mensuel du sang qui assure la perpétuation de l’espèce humaine.
Des adolescentes, des femmes, de tout âge, origine et conditions, seules ou avec
l’amie confidente, un compagnon quelquefois, montent vers ces « bureaux de dieu »,
viennent dire à d’autres femmes comment elles se débrouillent de ça, de ce qui
arrive à leur corps, comment elles se débattent avec ça, chacune de leur côté, dans
la toile de leur histoire particulière.
Avec des paroles maladroites ou brutales, lentes à venir ou débondées d’un seul
coup, et des regards, des silences, elles disent les appréhensions secrètes, les
croyances, l’imaginaire qu’on nourrit à propos de ses organes, de sa propre capacité
à procréer. Surtout, combien c’est dur d’y voir clair dans ses désirs, de décider de
sa vie dans l’enfermement invisible de la tradition familiale, l’enserrement d’une
relation amoureuse. D’user de sa liberté. Des phrases ordinaires, qu’on sait tout de
suite justes, qui font découvrir - quarante ans après la loi Neuwirth, trente après
la loi Veil - que se reforment en chaque fille, femme, les mêmes questions, est-il
possible d’être enceinte sans pénétration, la même incrédulité, je ne pensais pas
que ça m’arriverait, que j’étais capable de ça, le même écartèlement entre tradition
et modernité, si ma mère l’apprend, elle me tue, le même silence, mais aussi le même
espoir d’une parentalité partagée avec l’homme qu’on aime.
« Je ne sais pas, je ne suis pas une femme » dit un garçon à sa copine. Comme s’il
s’agissait d’une ignorance naturelle et qu’après tout il ne soit pas utile de savoir.
C’est à cela que sert le film de Claire Simon : que les hommes sachent, les filles
de quinze ans, les mères, tout le monde. Bien sûr, il informe sur le stérilet, la pilule
du lendemain, le déroulement et le prix d’une IVG, il le faut, mais surtout il déchire
le silence et l’illégitimité qui entourent les territoires du féminin, ce que vivent les
femmes, loin des magazines people, dans la réalité d’ici et de maintenant. Et encore
au-delà, dans les trous du discours, au travers de ces fragments d’existence, il fait
entrer la société entière, avec sa diversité, ses luttes culturelles, ses préjugés, sa
dureté économique, la société, autant dire « dieu », c’est ainsi que je comprends le
titre. Et il n’y a pas de jugement.
Ce qui me touche tant chez Claire Simon, dans ce film comme dans les précédents,
c’est sa façon de travailler la réalité quotidienne, sensible, des gens, de faire exsuder
le réel jusqu’à faire ressentir son inextricable complexité, son indicible. Celui que
signifie l’inoubliable sourire mystérieux d’Ana Maria, la prostituée, qui clôt le film
sur l’énigme de la vie et de l’amour.
Annie Ernaux, Paris, Juin 2008



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