- Dieu sait pourtant que j’ai tout fait pour les prévenir. Ils ne veulent rien entendre.
- Avec les miens, c’est pareil. J’appelle ma fille dix fois par jour, je la mets en garde contre ceci cela, un mauvais placement en bourse, une huître douteuse, un plombier véreux. Elle n’écoute pas et s’étonne ensuite d’être ruinée, au lit avec une gastro pendant que ça fuit dans la salle de bains. C’est comme si je n’existais pas.
- Nous n’existons pas. Et l’on nous demande d’être utiles en nous mégotant les moyens. Trente-cinq enfants embarqués joyeux dans le car scolaire qui va les tuer dans dix minutes, à moins d’une contre-force que je ne trouve pas. Les bras m’en tombent.
- Etes-vous sûr d’avoir tout essayé ?
- Comment donc ! Je me suis tué à susciter un rêve prémonitoire dans la tête de l’organisateur, une histoire de bateau qui coule, retenu in extremis par le collier de perles de la maîtresse du capitaine. Trop décalé, trop fantasque : il le raconte partout en plaisantant. J’ai tenté de mettre un membre du chauffeur dans le plâtre par une chute dans l’escalier de sa cave : il s’est rattrapé à la rampe. Au moment même où je vous parle, dans un ultime espoir d’enrayer le processus, je tâche d’inspirer au bambin frisé du premier rang l’urgent besoin d’aller faire pipi, soit un retardement de quelques minutes qui pourrait éviter la chute du car dans le ravin après sa collision avec la volkswagen rouge en provenance de Cologne : c’est comme si je flûtais. Je renonce à tenter le coup des trois corbeaux lancés par la gauche en travers de la route de l’automobiliste, un Letton superstitieux que j’ai vu se signer avant le départ. C’est moi qui n’y crois plus. J’ai bien peur que cette Brigade de Haute protection ne tienne pas ses promesses.
- L’idée en soi n’est pas mauvaise : seconder l’Office des anges en faisant appel aux âmes du purgatoire. « Travaux d’utilité terrestre », qu’ils disent. Pour un malheur évité aux vivants, une à dix années de purgatoire en moins, selon l’importance du secours. C’est bien beau, mais d’abord qu’est-ce qu’une année ici, chez les Ombres ? Vous le savez, vous ?
- Pas le moins du Ciel. Ce que je vois surtout, avec cette réforme dite « de démocratisation participative », c’est que pour désengorger le purgatoire on nous met à dos les anges gardiens. Leur patience bat de l’aile et on peut les comprendre. Nourris dans le sérail, sélectionnés selon des critères draconiens, soumis à un entraînement d’enfer, voilà qu’on les déplume au nom de la « régulation des flux », et au profit de qui ? de balourds dans notre genre encore tout empêtrés de vie… Qu’est-ce que vous étiez, vous, sans indiscrétion ?
- Femme. Infirmière à Fénétrange. Mariée, deux enfants adorables. Et vous ?
- Homme. Célibataire, des enfants probables un peu partout, magasinier à Denver.
- Encore pour longtemps ici ?
- J’arrive, mais on m’a dit : « Deux services force 3, et vous Le verrez, vous entrerez dans sa lumière, dans sa respiration »…
- Je ne voudrais pas vous décourager, mais c’est ce qu’ils disent toujours aux nouveaux venus. On me l’a longtemps faite. Mais je ne peux pas redoubler éternellement. Si je sauve l’autocar, c’est bon.
- Veinarde ! Partir enfin, ne plus les voir avec leurs jouissances à tomber, ne plus jalouser leurs corps chauds ! Mourir vraiment, tourner la page !
- Plus que huit kilomètres. Si vous entendiez les enfants chantant dans le car qui file à la rencontre fatale de la volkswagen rouge ! Ça fend le coeur, même quand on n’en a plus. Voilà vraiment l’organe que je regrette. C’était ma résidence d’hiver, bien calfeutrée au chaud dans l’ombre après les brillances de la tête, où l’on a tort de situer l’âme de préférence. Moi, j’avais des séjours partout. J’aimais aussi la bouche, la gorge, et quand mon corps buvait un côte de Beaune ou chantait du Verdi, vraiment je roucoulais, la mort me semblait impossible. Et vous ? votre résidence favorite ?
- Sauf votre respect, il y avait un certain organe où j’aimais m’étendre, et qui nous a donné bien du plaisir, à moi et à quelques jolies personnes… A propos, j’ai peut-être une idée pour dévier votre chauffeur de car avant le choc. Je ne dis pas que ça marche à tous les coups, mais c’est un truc chez la plupart des hommes qui coupe l’envie de pousser l’excursion.
- Quoi donc ?.
- Dites-lui que sa nana, pendant qu’il tient le manche scrupuleusement, en tâte d’un autre contre toutes les règles du code.
- Je ne suis pas sûre de comprendre.
- Dite-lui qu’il est cocu.
- Un mensonge en purgatoire !
- Un mensonge ? Qu’est-ce que vous savez de la femme du chauffeur ?
- D’ailleurs, apprenez qu’on n’a pas le droit de « dire », on se contente d’ « insuffler ».
- Insufflez donc, mais vite, plus que six kilomètre…Ça marche ?
- Rien.
- Faites un effort, que diable !
- Il vient de se frotter le menton… Il fronce les sourcils.
- C’est bon signe. Insufflez plus profond.
- Il regarde sa montre… Il met sa flèche… Il se range sur le parking.
- Bravo ! Entre nous, j’ai un peu aidé.
- Il parle aux accompagnateurs… Les enfants sortent… Il est tout seul dans le car, il prend son portable, on dirait que ça ne répond pas, qu’il laisse un message… Il sort, il allume une cigarette… Il la fume, appuyé d’une fesse sur la poubelle, en grattant le sable du bout de la chaussure… Il regarde le trafic, se lève et fait trois pas en suivant du regard une volkswagen rouge qui disparaît au bout de la route.
- Eh bien, voilà ! Dernière mission remplie. Vous y êtes… Alors, à Dieu ?
- Adieu. Et sans doute à bientôt. Vous irez vite et loin, vous : archange par promotion interne. Il y a des morts qui ont de l’avenir !
Arion
é
é