La Pinacothèque de Paris offre jusqu'au 28 janvier un splendide voyage dans l'oeuvre du peintre Georges Rouault. En attendant Jackson Pollock, qui s'annonce superbe, on se promène ici au milieu de chefs-d'oeuvres d'une intensité rare. Paysages de montagne, figures de marcheurs, beaucoup de portraits, scènes de parade ou de cirque, beaucoup de scènes religieuses : il n'y a pas une salle de ce magnifique parcours qui n'ait sa toile maîtresse. A chaque fois, on est saisi devant la vigueur du trait, la force des couleurs. Entre le dessin d'enfant et l'extrême sophistication, on ne manquera pas ici l'occasion de (re)découvrir un artiste aussi attachant, exigeant, étonnant.
Plutôt qu'une approche chronologique qui aurait été un peu froide et scolaire, le musée a préféré un parcours thématique, où chaque section s'ouvre sur la relation du peintre avec un poète, artiste ou philosophe rencontré au hasard de la vie et chaque fois déterminant pour la trajectoire de l'oeuvre. Gustave Moreau le professeur, Matisse le camarade de classe et ami, les écrivains Léon Bloy et Suarès, Jacques Maritain le philosophe chrétien et bien évidemment Ambroise Vollard, le marchand.
Ce parti pris a l'avantage de redistribuer pas mal de cartes et de rendre visible combien de lignes parrallèles cohabitent au sein d'une vie, et concourrent ensemble à la constitution d'une oeuvre. On y retrouve du reste, et sans surprise, deux des sujets de préoccupation majeurs du curateur Marc Restellini : le goût de l'orient d'une part, l'anti-académisme d'autre part. Le cercle des amis sont Rouault sont autant de figures parias, d'écrivains méconnus, réprouvés, oubliés, évoluant en marge des conventions, disparus ou presque de la mémoire collective. Ce n'est pas le moindre intérêt de l'exposition de les faire revivre.
Autre curiosité : Georges Rouault, peintre méconnu en France (ce n'est pas qu'une figure de style, et de ce point de vue, la visibilité de cette expo souffrira sans doute de celle, massive, de Picasso au Grand Palais) est une immense star au Japon, qui abrite plusieurs musées spécialement dédiés à son oeuvre, dont celui du groupe pétrolier Idemitsu. L'un des enjeux de ce parcours consiste à comprendre les raisons de cette fascination orientale pour le peintre catholique français, a priori éloigné du patrimoine esthétique nippon.
La composition très graphique des tableaux de Rouault évoque d'abord la calligraphie, l'art de la belle écriture et de l'agencement des traits. L'important n'est pas ce que les lignes représentent, mais leur agencement sur la toile, le parcours qu'elles proposent à l'oeil, et finalement la méditation à laquelle elles invitent. C'est justement ce caractère méditatif de l'oeuvre qui fascine : les toiles de Rouault sont d'abord comme des supports de méditation et de contemplation. Et tandis que la critique artistique occidentale privilégie soit le rapport strictement esthétique à l'oeuvre, soit une vision intellectuelle ou iconographique (la tableau est un symbole de... il fait référence à... il raconte que...), l'amateur d'art japonais s'y plonge comme s'il contemplait une calligraphie, ou un rouleau d'ukiyo-e. Ce n'est pas dans l'apparence extérieure que réside l'intérêt de l'oeuvre, mais dans le voyage intérieur et le retour sur soi que l'oeuvre permet.
Cette dualité du rapport à l'oeuvre d'art est un élément absolument capital, que cette exposition rappelle à juste titre, et qu'on retrouve aussi dans l'évolution historique du rapport au texte écrit et à la lecture. L'époque contemporaine, essentiellement préoccupée de la dimension technique ou littéraire des textes, conçus comme des objets à manipuler, a oublié les pratiques médiévales de lecture, tournées vers le questionnement éthique. Dans son superbe livre sur les "Bilbiothèques Intérieures", Brian Stock a montré l'importance des pratiques méditatives de lecture et d’écriture pour la constitution du « moi ». Toute une tradition née d'Augustin considère le texte d'abord comme le support d'une méditation, l'occasion d'adopter une posture particulière (recueillement, silence). L'important n'est pas d'apprendre, d'être diverti ou surpris, mais de ruminer le texte.
C'est une si belle exposition que je dirai un autre jour ma désolation devant le piètre agencement de l'espace et de la déambulation, qui semble devenir une habitude, bien qu'elle ne semble pas dûe à l'espace, qui est de belle taille. Georges Rouault, 70 tableaux de la collection Idemitsu, à la Pinacothèque de Paris, jusqu’au 18 janvier.