Pour vous ce soir, Louie Armestrong interprète Carmina Burana.

Publié le 07 octobre 2008 par Mtislav

Kumar m'avait déposé dans la cour vers 20 h 15. Dans le hall, j'appelais ma gouvernante sans obtenir de réponse. A partir d'une certaine heure, son service l'appelle devant les opéras mousse du petit écran. C'était un peu tôt mais je n'avais plus qu'à la porter disparue jusqu'au lendemain matin quand elle ne manquerait pas de me porter mon darjeeling et mes deux muffins. J'entrai dans la salle à manger. Le repas caressait mes narines. Au bout de la table - c'est-à-dire à environ 5 yards - Albertine gigotait, attachée à mon fauteuil RMS Windsor Castle. Il provient de la salle à manger de deuxième classe du paquebot du même nom. J'y tiens énormément car c'était le dernier liner construit par la Cammell Laird Birkenhead, une question de tradition familiale.
J'étais saisi de stupeur. Un large bout de sparadrap blanc lui barrait le visage. C'est alors que je sentis prendre appui contre mon dos le canon froid d'une arme à feu. Exactement à hauteur du xiphoïde. Je me l'étais fracturé sur Swing Street il y a plus de 20 ans en sortant d'une fameuse session du Broken Consort d'Ellery Eskelinde. J'avais glissé sur une plaque de neige.
"Ne bougez surtout pas." Je fus alors prestement saucissonné à mon tour, l'homme m'ayant curieusement laissé une certaine liberté de mouvement. Mes mains étaient libres. Il poussa alors dans la direction du premier étage. Mes pieds étant aussi entravés, je progressais par petits sauts jusqu'à la mezzanine donnant accès aux appartements. "Le bureau !" m'avait-il intimé. Rudement, il me força à m'effondrer sur le tabouret ergonomique en face de l'ordinateur. J'étais en nage, le souffle encore coupé par la montée à cloche pied.
Mon corps était secoué de tremblements : je compris que j'étais mort de peur.
"Tu vas écrire pour moi" me dit-il. Je ne comprenais pas. Il avait posé son arme sur la bibliothèque. Désormais à quelques centimètres, il tapa quelques caractères, navigua rapidement de fenêtre en fenêtre pour parvenir sur une interface de type traitement de texte. L'inscription "MaxiBlog" occupa l'écran.  Mon agresseur choisit le bouton barré de l'inscription "Create".
- "A toi !" me lança-t-il.- " A moi quoi ?" Je ne comprenais pas. "Ecris un article sur mon blog. Ce que tu veux mais il faut que ce soit un truc bien." Il avait repris son arme en main. Je sentis le canon contre mon crâne lorsqu'il ajouta : "Et même très bien. Paraît que t'es un crack ducon"
Ce type était fou. Je ne voyais aucun moyen de lui échapper. Pire, rien ne me venait en tête. Pourtant, ce n'était pas le moment. Moi qui pensais pouvoir écrire sur tout. N'étais-je pas un blogueur reconnu, particulièrement bien installé dans le classement Miko ?
"Prends ton temps". Les minutes s'écoulaient. Une odeur désagréable parvint à mes narines. Il avait écrasé sa cigarette sur le tapis, un Astrakan que j'avais ramené de Kandahar. Les boules.
"Il y a un problème" osais-je. "Si je ne m'occupe pas de mon blog comme je le fais tous les dimanche soir, vous pouvez être certain que dans 10 minutes, il y aura un big bang en colère devant la porte." Misère, j'étais tombé sur un ultra-violent sans aucune éducation musicale. "C'est quoi un big bang ?"
Il avait l'air déconcerté. J'en profitais pour abréger la leçon de solfège.
C'était avec difficulté que je tentais de maîtriser le clavier. En deux temps, j'étais sur mon propre blog et j'entamais la rédaction de mon billet dominical consacré au jazz. Le billet de ma vie.
Dix-sept minutes plus tard, une équipe spécialisée de la police était postée sur les toits. Intervention. L'homme était neutralisé. Je n'avais même pas eu le temps de me relire. Ce n'est pas tous les jours qu'on espère avoir un lecteur qui lise la première phrase de votre dernier article pour appeler immédiatement la police.
L'auteur : Pakistanais par sa mère, Breton par son éducation, il a publié très jeune plusieurs ouvrages consacrés à la navigation (Naufrage avec Elisabeth, 1989, Vent debout sur la couchette, 1998) et aux troubles musculo-squelettiques (Be-bop : pas d'histoire !, 2002, Le Free et le Funk, 2005). Il partage son existence entre le jardin de Bagatelles où il exerce la charge de conseiller horticole et le musée du Louvres ou il est régulièrement consulté sur les problèmes de restauration des natures mortes. Il prépare un ouvrage consacré à la pratique du célèbre psychaniste, Ernst-M. Fakir.